ça ira !
Invité de l’émission Ça ira ! de l’Humanité, le professeur au Collège de France a expliqué sa conception du métier d’historien, son choix d’intervenir dans le débat public. Il plaide pour un optimisme de méthode et invite à poursuivre l’idéal de fraternité entrevu pendant les jeux Olympiques de Paris.
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Publié le 8 mai 2025
L’historien médiéviste et professeur au Collège de France Patrick Boucheron était l’invité de Benjamin Patinaud, de la chaîne YouTube « Bolchegeek », et de la journaliste Mejdaline Mhiri, le 30 avril, dans le cadre de Ça ira !, l’émission de l’Humanité en direct sur Twitch. L’intégrale de l’entretien est disponible en vidéo sur humanite.fr.
Pourquoi, Patrick Boucheron, intervenir en tant qu’historien dans le débat public ?
Je suis médiéviste mais je ne m’enferme pas dans le Moyen Âge. J’ai l’habitude de dire que je suis un historien qui s’intéresse à des problèmes qui se posent depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Dans une période ancienne, on peut trouver des ressources d’inventivité, d’intelligibilité et de courage pour penser aujourd’hui.
On serait bien en peine de penser l’actualité si on en restait à un présent étriqué. Notre présent est fait de passés sédimentés. Les choses s’accumulent mais ne s’étagent pas sagement. Parfois des choses archaïques reviennent. Je suis différemment contemporanéiste. Comme tout le monde, je ne m’intéresse qu’à une chose, à ce que nous allons devenir. Pour ne pas être dupe du présentisme, il faut parfois chercher ailleurs et cet ailleurs, pour moi, c’est le Moyen Âge.
Le Moyen Âge, c’est vaste, c’est mille ans, de la fin des invasions barbares à la découverte des Amériques…
Je travaille sur l’Italie de la fin du Moyen Âge, ce que l’on pourrait appeler la fin de la Renaissance : Léonard de Vinci, Machiavel… Ma période se situe entre la fin du XIIIe et le XVIe siècle. Cela ne m’autorise pas à raconter n’importe quoi sur l’actualité. J’essaie de ne pas être seulement un commentateur. Il serait bien inconséquent de se contenter d’un savoir situé. Il faut parfois entrer dans l’arène.
Il n’y a pas que les historiens qui parlent d’histoire. Beaucoup s’en emparent, y compris la sphère politique et la sphère médiatique. Quel regard portez-vous sur ces discours sur l’histoire ?
L’histoire savante, la discipline historique, celle qui s’enseigne, s’écrit et se recherche n’est qu’une des mises en présent possibles du passé. Elle est savante, elle a ses exigences, elle doit être défendue dans un contexte antiscience. Je la défends dans un contexte de diversité et de pluralité des usages de l’histoire.
Les hommes et les femmes politiques articulent un discours sur la société depuis le passé. En fait, ils parlent d’histoire. Il faut s’assurer que tout le monde comprend qu’un discours sur l’histoire n’a pas le même régime de vérité que l’histoire savante. Mais l’histoire savante peut être aussi populaire.
Elle peut être accessible. Je fais des émissions de télé et de radio. Mon livre qui a eu le plus d’impact social et politique est Histoire mondiale de la France, que j’ai dirigé en 2017. L’objectif était de faire une histoire collective, polyphonique, ouverte, diverse, peuplée et entraînante. C’est-à-dire pas un travail qui n’intéresserait que les spécialistes mais un travail pour tout le monde. On a besoin de passeurs, de journalistes… Les historiens et les historiennes de métier, pas tous, pas toutes, ceux qui ont l’envie et l’énergie de le faire, peuvent s’adresser directement à tous et toutes.
Ce n’est pas une histoire figée…
Oui, c’est cela. C’est marrant, mais il y a beaucoup de gens que cela inquiète quand on leur dit que l’histoire évolue. S’il s’agissait de réciter quelque chose d’immuable et d’éternel, on n’aurait pas besoin de nous. Pourquoi sommes-nous si nombreux dans l’enseignement supérieur ? Si on cherche, c’est parce que l’histoire est une discipline vivante.
« “Ça ira” était notre cri de ralliement, mais pour se motiver et se rassurer, car ça n’allait pas du tout »
Elle évolue comme la médecine. Vous ne vous sentiriez pas très à l’aise si vous alliez chez un médecin qui vous soignait comme Claude Bernard. C’était un grand médecin. Mais si votre médecin vous soignait avec les techniques et les savoirs de la médecine de Claude Bernard, c’est-à-dire d’il y a cent ans, vous ne seriez pas très à l’aise. L’histoire, c’est la même chose, c’est un savoir vivant.
À propos de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris, comment avez-vous fait face à cette responsabilité de donner une image de la France et de l’histoire de France à un moment précis ?
À un moment précis, et crucial. Vous dites responsabilité, et c’était vraiment une responsabilité presque écrasante. Elle donnait plein de raisons de refuser…
C’est Thomas Jolly qui vous l’avait proposé ?
Oui. C’est Thomas Jolly. Tout est un peu révolutionnaire dans son attitude. D’abord, le fait de mêler dans une même cérémonie le protocole, la parade des athlètes et le spectacle. Ensuite, de travailler ensemble les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO et des Paralympiques. Puis de demander à quatre auteurs et autrices, Leïla Slimani, Fanny Herrero, Damien Gabriac et moi-même, de l’accompagner tout du long. C’était notre projet. Je n’étais pas seulement l’historien de la bande.
Ensemble, vous étiez une vraie bande…
Oui, une vraie bande, coautrices-coauteurs. Ce n’était pas facile. « Ça ira » était notre cri de ralliement, mais pour se motiver et se rassurer, car ça n’allait pas du tout (sourire). La réception a été globalement favorable mais, vous savez, cela se joue à rien.
Vous pensez ?
Ma crainte n’était pas de se faire attaquer. C’était d’être juste insignifiant. Je pense qu’on n’a pas été insignifiant. On a dit quelque chose.
Vous vous doutiez que vous lâchiez une petite bombe ? Qu’elle allait autant faire parler dans le monde ?
Oui. Ce n’est pas une cérémonie controversée. C’est une cérémonie qui a été attaquée. Quand on vous dit : Trump, Orban, Poutine et Elon Musk vous attaquent… Eh bien, tant mieux et heureusement.
S’ils vous avaient dit « bravo » ?
« Bravo », on n’y pensait pas vraiment. On a beaucoup travaillé. Ce n’est pas facile. On ne voulait pas faire la leçon au monde. Aujourd’hui, en France, on est autorisé à faire un discours sur quoi ? Sur notre manière de gérer le legs colonial ? Sur la laïcité ? Sur la liberté ?
Dans la cérémonie d’ouverture, il avait bien sûr Paris, le décor et la fête. Il y avait la culture populaire. À un moment donné, on s’est dit que, ce que l’on pouvait faire passer, c’est que Paris est une ville où les femmes les hommes peuvent boire des coups en terrasse et s’aimer comme ils le veulent. La liberté des corps, la liberté d’aimer, la diversité des corps, la diversité des sexualités. Tout cela pouvait se donner à voir.
Tout s’est bien passé finalement. On disait « Ça ira », et ça a été. Les gens l’ont bien comprise. Pour moi c’est une expérience bouleversante et très politique. Il n’était pas prévu qu’elle intervienne dans un contexte de bascule. Après les européennes et jusqu’aux législatives, cette cérémonie aurait pu avoir un sens différent dans un autre contexte politique. La manière dont on l’a vécue après le second tour des législatives oriente notre souvenir.
D’une certaine façon, sans doute un peu idéaliste, s’est donnée à voir une France qui ne se donnait pas encore au Rassemblement national. De cela, on fait quoi ? On ne l’a pas rêvé, on l’a vu. On a vu : la puissance publique pacifiée, cela marche mieux. On a vu les services publics qui fonctionnent. Plus d’agents pour accueillir dans les gares, cela marche mieux.
On l’a vu. Qu’est-ce qu’on en fait aujourd’hui ? Ce qui a été dit a été dit, il reste aujourd’hui à en faire quelque chose collectivement. Si on pense qu’il y a quelque chose à faire, il faut le faire maintenant. À force de laisser traîner les choses, de vivre des trucs comme le Covid sans en tirer les leçons, on finit par en payer le prix. La situation politique actuelle est aussi la conséquence de nos inconséquences, du fait qu’on ne tire pas les leçons politiques de ce qu’on vit et de ce qu’on ressent. Si tout le monde est d’accord sur le fait qu’on vit mieux comme cela, avec cet état d’esprit, alors faisons-le.
Fabien Nury, le créateur de la série Paris police 1900, met en avant les progrès effectués depuis cette époque et se dit « anti-nostalgique ». Êtes-vous anti-nostalgique ?
Tout à fait. L’extrême droite, c’est le parti de la défaite. Dès qu’il y a quelque chose qui marche quelque part, elle n’a rien à en dire. Elle prospère sur la certitude, au fond, que c’est déjà foutu. Toute la difficulté pour une pensée progressiste est de sauver ce qui n’est pas compromis dans l’idée de progrès.
Il y a des progrès sociaux, des progrès médicaux… Mais tout cela risque d’être compromis par la catastrophe écologique en cours. Elle met en cause l’idée même scientifique et technique de progrès humain. Ce n’est pas si évident d’être progressiste aujourd’hui. Où est le progrès ? Je pratique un optimisme de méthode.
C’est-à-dire ?
Non seulement, cela ne sert à rien d’être pessimiste ; mais, pire, si cela nous désarme ou si cela nous décourage, cela profitera à plus méchant que nous. Par méthode, il vaut mieux penser que ce n’est pas foutu et qu’il nous reste du temps. Pas tout le temps, mais encore du temps. J’ai écrit un livre qui s’appelle le Temps qui reste. Il reste un peu de temps. On doit se rendre serviable au temps qui reste.
On renvoie souvent aux militantes féministes que cela va quand même mieux qu’avant, que le progrès irait de soi presque automatiquement et que cela ne sert à rien de lutter. Le progrès ne va pas de soi. On est bien d’accord ?
On est bien d’accord. L’exemple que vous prenez est fondamental. C’est la question des luttes féministes et même des épistémologies féministes qui, pour moi, font penser toute la pensée. Il y a quelque chose de profondément pernicieux dans l’idée de backlash, cette idée qu’on a été très loin et qu’il y a un retour de balancier. Ah bon, on a été très loin dans le mouvement MeToo en France ? Non, cela ne fait que commencer.
Cela serait bien inconséquent de dire maintenant : « on retourne dans nos pénates » et de reconnaître qu’il y a eu des excès. Mais pas du tout. C’est très lié à la situation américaine. Si on n’y prend pas garde, la petite musique de Trump, qui prétend qu’on a été bien loin dans le « wokisme », va – c’est bien regrettable – s’imposer de manière insidieuse et lancinante. C’est une plaisanterie. Le camp démocrate a été battu parce qu’il ne s’est pas défendu sur ses valeurs.
Il ne faut pas dire : « C’est bien, il y a des droits acquis et vous avez obtenu beaucoup de choses. » Il y a quelques semaines, j’ai interrogé Michelle Perrot, la grande historienne du mouvement ouvrier et du féminisme. Elle dit : « Je ne dis pas que les droits acquis le sont pour toujours, je dis qu’on arrive toujours à rejoindre l’endroit de progrès qu’on a atteint à un moment donné. Il y a des reflux mais ce qui est gagné à un moment donné n’est pas perdu, on le retrouvera. » C’est ce que j’appelle l’optimisme de méthode.
Nous avons l’habitude de terminer cette émission sur une recommandation culturelle. Qu’elle est la vôtre ?
Une version restaurée du Joli Mai (1963), de Chris Marker, ressort au cinéma. Ce cinéma-vérité brosse le portrait de Paris en mai 1962 par temps de paix, après les accords d’Évian. Il demande très longuement aux gens comment ils vont et comment ils vivent. On voit des ouvriers, des boursicoteurs, un ouvrier algérien, un immigré du Dahomey (actuel Bénin)… Yves Montand fait la voix off.
En regardant ce film, on se dit : « Ce n’est pas possible, ces gens-là ne pensent qu’à eux et à leur bonheur individuel. Ils donnent l’air d’être totalement dépolitisés. Ils ne veulent pas entendre parler de politique. » On pense évidemment à Mai 68 et on se dit que les mois de mai ne se ressemblent pas. En fait, on comprend à un moment donné que ce qu’on prend pour de l’indifférence est de la pudeur. Ces gens, en particulier quand ils sont humbles, n’ont pas envie de parler de politique devant une caméra. À la fin, quelque chose se trame, une inquiétude qui est la nôtre aujourd’hui. Ce film est saisissant.