Comment financer les besoins liés au vieillissement ?
Table ronde.
Entretiens croisés réalisés par Pierre Chaillan
Vendredi, 25 Mai, 2018
L'Humanité
Table ronde avec Monique Iborra, députée LREM de Haute-Garonne, vice-présidente de la commission des Affaires sociales, Dominique Watrin, sénateur PCF du Pas- de-Calais et Philippe Batifoulier, directeur du Centre d’économie de l’université Paris-XIII, membre des économistes atterrés.
Rappel des faits. Alors qu’un récent rapport présenté par le Comité consultatif national d’éthique est accablant concernant la non-prise en compte de la vieillesse par notre société, les réponses tardent à venir.
Dans notre société où l’espérance de vie a augmenté, quels sont les défis nouveaux ?
Monique Iborra Les défis auxquels nous sommes confrontés ne sont pas nouveaux, ils sont d’abord démographiques, avec un fort accroissement des personnes de plus de 80 ans à partir de 2025, et les projections actuelles sur les personnes en perte d’autonomie conduisent à sous-estimer le nombre de personnes qui pourraient être concernées. Selon le professeur Devulder, « un bébé sur deux qui naît aujourd’hui pourrait être centenaire ». Le défi est également sociétal : comment la société et les politiques publiques, au-delà des personnes âgées, peuvent-elles prendre en compte cette évolution sociétale qui leur garantit de vieillir dans la dignité dans leur dernière étape de la vie et qui nous concerne tous ? Enfin, le défi est celui du financement, qui ne concerne pas seulement la perte d’autonomie mais également la santé, la prévention, les nouvelles technologies… au domicile ou en institution, alors que 62 % des Français « estiment qu’il est inenvisageable pour eux personnellement de vivre à l’avenir dans un établissement pour personnes âgées » (1).
Dominique Watrin Le gain d’espérance de vie est un progrès pour toute la société. Mais, attention, la ministre a reconnu que la France a un problème d’espérance de vie en bonne santé par rapport à la moyenne des pays européens. Le « bien vieillir » dépend aussi pour une bonne part du bien-être au travail. Or, avec les lois travail, la précarisation de l’emploi, la casse de la médecine du travail, nous reculons. Alors que les plus de 85 ans vont être trois fois plus nombreux d’ici à 2050, les déserts médicaux se généralisent. Il faudrait réinventer des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) bien traitants, adaptés au niveau de dépendance des résidents, revaloriser les services et l’accompagnement à domicile, dé-précariser les personnels, réévaluer leurs missions, redonner de l’humain et du sens à ces métiers pour pouvoir aussi en recruter en nombre suffisant. Tout appelle un plan Marshall ! Mais c’est d’abord un choix de société : le vieillissement est aussi une chance pour bâtir une société de solidarité, développer la recherche et la domotique, offrir des emplois de qualité à notre jeunesse…
Philippe Batifoulier La hausse de l’espérance de vie est une excellente nouvelle. Pourtant s’est imposée dans le débat public l’image d’une horde de vieux malades et dépendants qui vont plomber les comptes sociaux. Il est incontestable que la prise en charge de la dépense liée au vieillissement est un défi financier comme l’est toute dépense sociale. La dépense a un coût qui a une contrepartie en termes de bien-être. Ainsi, l’accès au progrès technique permet, en particulier aux seniors, de vivre mieux. Bénéficier d’une chirurgie de l’œil, du genou ou d’une prothèse de hanche, par exemple, augmente la durée de vie en bonne santé et autorise une vieillesse active. Ne pas souffrir de limitations fonctionnelles permet aux individus de mieux maîtriser leur existence et de s’investir dans des activités sociales, solidaires ou familiales.
Ces défis ont-ils été anticipés en termes de santé publique ou de besoins sociaux ?
Dominique Watrin Pas du tout. À part les annonces et la multiplication des rapports, on a plutôt l’impression que les premiers responsables politiques de notre pays ont fait le choix de « repasser la patate chaude » au suivant. Sarkozy avait annoncé une grande loi sur la dépendance, puis rien ! Hollande, une loi autonomie englobant le handicap, la dépendance, l’invalidité… Elle s’est réduite comme peau de chagrin à la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, dite loi ASV (650 millions d’euros en tout). Les sénateurs communistes ont été les seuls à ne pas la voter et se sont honorés en multipliant des propositions d’urgence (par exemple une contribution solidarité de 0,3 % sur les revenus des actionnaires) comme de long terme. À l’inverse, le FN était, là encore, absent tout au long des dizaines d’heures de débats. Depuis son arrivée, la ministre Buzyn joue, elle aussi, la montre et préfère le déni de réalité. Elle a attendu plus de neuf mois avant de suspendre la nouvelle tarification des Ehpad. Pourtant, nous lui disions depuis l’été qu’elle pénalisait les Ehpad publics au profit du privé lucratif. L’annonce par Emmanuel Macron d’une possible deuxième journée de solidarité est du pur bricolage : on est très loin des attentes et des besoins, comme d’un financement pérenne et juste. Le président Macron est décidément le roi du bonneteau : il enlève à tout le monde en faisant croire qu’il y a des gagnants !
Monique Iborra On peut constater que la politique du vieillissement en France s’est effectuée par étapes, à la fois peu nombreuses et aux résultats souvent ambivalents, peu lisibles par ceux qui devaient en bénéficier. Les prises en charge par le législateur ont été insuffisantes et espacées en 1975 puis en 1977 et en 2001 et 2002, cette politique du grand âge étant vue essentiellement sous l’angle financier, avec notamment la création de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). La canicule de 2003 a rouvert le débat et a obligé les pouvoirs publics à solliciter de nombreux rapports donnant lieu à de nombreuses propositions notamment sur le financement. Peu d’entre eux ont été mis en œuvre : la création du cinquième risque abandonnée au profit de réformes moins ambitieuses qui ont permis certaines avancées, mais des progrès partiels et limités, parce que concentrés sur un ou plusieurs aspects de la dépendance, sans aspirer à définir un cadre global et cohérent. La loi ASV s’est focalisée sur le maintien à domicile mais a évité de traiter le problème du grand âge dans sa globalité et a abouti à la réforme de la tarification des établissements qui produit des inégalités de financement entre les établissements et entre les citoyens et oblige à revoir les modalités de financement. C’est l’ensemble de ces lacunes qui ont conduit à la crise actuelle et qui conduisent le Parlement à se pencher de manière approfondie sur le sujet. Le président de la République s’est engagé à ouvrir le débat et à apporter des solutions nouvelles.
Philippe Batifoulier Quand ils sont malades et dépendants, les seniors doivent affronter une épreuve financière qui vient s’ajouter à l’épreuve physique et morale. Les malades chroniques sont pris en charge à 100 % par le dispositif affection de longue durée (ALD) mais il subsiste des restes à charge élevés. Les familles doivent payer un lourd tribut pour l’hébergement d’un parent en Ehpad, dont le loyer mensuel moyen est de l’ordre de 2 000 euros, soit bien au-dessus de la retraite moyenne. Au-delà du travail des sentiments, quand un proche a perdu son autonomie, les aidants sont victimes de burn-out sans avoir la reconnaissance sociale que leur statut d’aidant mériterait. La souffrance des aidants familiaux se conjugue avec celle des travailleurs de la dépendance, dont la spécificité et l’importance du travail ne sont pas reconnues. Le management du travail en Ehpad ou à domicile impose une extrême flexibilité, un allongement substantiel de l’amplitude de travail et des problèmes de santé quand il faut porter les aidés. La façon dont a été conçu le travail est exemplaire de la précarisation du marché du travail. Le transfert de compétences par l’État aux départements pour administrer la dépendance sans transferts de moyens exerce une pression fiscale qui est reportée sur les organismes prestataires qui répercutent à leur tour l’austérité budgétaire sur les travailleuses sommées de répondre aux sollicitations des établissements et des familles à mesure que leurs conditions de travail se dégradent et leur salaire rétrécit.
Faut-il envisager un système de protection global de type « cinquième risque » ? Comment le financer ?
Monique Iborra Le débat étant sociétal, les Français doivent être associés aux solutions proposées. Ce débat ne doit pas se résumer à consulter les professionnels, ou les différents lobbies existants sur la prise en charge du grand âge. Il est nécessaire que les Français puissent voir très précisément un « retour sur investissement » de ce qui pourrait leur être proposé et fléché véritablement sur non pas ce qui serait un « risque », mais un investissement sur la garantie de vieillir en conservant la place qu’ils choisissent d’avoir dans la société et d’être effectivement protégés en gardant leur dignité s’ils devenaient dépendants. La recherche de différentes pistes de financement doit être consécutive à la redéfinition des modèles qui sont proposés, notamment concernant les Ehpad, qui doivent muter dans leur fonctionnement. Un nouveau modèle doit être encouragé et financé par les pouvoirs publics. Le choix de financement doit tenir compte de ce changement de modèle nécessaire. Il semblerait que les Français ne soient pas favorables (sondage OpinionWay) à la piste explorée par Agnès Buzyn, ministre de la Santé, à savoir une nouvelle journée de la solidarité qui s’appuierait essentiellement sur les salariés. Ils interrogent par là un nouveau modèle de financement de protection sociale. Au-delà de la question sur la prise en charge du grand âge, c’est en effet le financement de notre système de protection sociale qui est à interroger, la tolérance à l’impôt, la réduction des inégalités, les politiques de solidarité, la redistribution passent obligatoirement par plus de simplification, plus de transparence sur l’utilisation des sommes prélevées, quel que soit le système préconisé et utilisé. Le débat est devant nous, le président de la République a décidé de l’ouvrir. Les Français doivent pouvoir y participer et anticiper là aussi un nouveau modèle, basé sur le choix des individus, mais également la garantie des droits, notamment des plus fragiles.
Philippe Batifoulier La notion de cinquième risque est une expression valise. On peut y mettre beaucoup de choses. Il désigne la nécessité d’une prise en charge solidaire du financement de la dépendance pour contrer ou accompagner, selon les conceptions, la gourmandise du marché qui rêverait de s’accaparer cet espace de lucrativité potentielle qu’est l’assurance dépendance. Face à l’ampleur des restes à charge, une assurance sociale est nécessaire. Son financement peut s’appuyer sur la cotisation sociale, qui permet de répondre au développement des besoins sociaux en ouvrant des droits à tous. Il faudrait alors en finir avec le discours ambiant véhiculant l’existence d’une dette astronomique léguée par une armée de « vieux », malades et dépendants, à des jeunes contraints de la payer. Au nom du droit des générations futures, il conviendrait de limiter les dépenses et de ne pas reporter les « charges sociales » d’une génération à l’autre. Pourtant, dès sa naissance, chaque individu est redevable de soins qui ont été financés par les autres et notamment par les actifs devenus retraités. Toute sa vie, s’il tombe malade, il bénéficiera du soutien financier de la collectivité. La dette sociale n’est rien d’autre que l’expression de la solidarité nationale. Cette vision positive de la dette met au premier plan le don solidaire, expurgé de la nécessité d’être quitte. La logique de la cotisation sociale est celle d’une obligation de donner sans contrepartie. C’est pourquoi elle porte l’ambition d’appartenir à un monde commun.
Dominique Watrin Tout n’est pas question de financement mais celle des moyens est déterminante. Si l’on prend les sujets de la prévention et d’un meilleur accompagnement à domicile, du manque de places et du reste à charge en Ehpad, de la reconnaissance du travail des aidants familiaux… Si l’on y ajoute le chantier de l’adaptation des logements, celui de l’élargissement et de la modernisation de l’offre d’hébergements intermédiaires, alors ce sont des dizaines de milliards d’euros qu’il faut trouver ! C’est en même temps un formidable projet de développement pour toute la société. On ne pourra progresser qu’en liant ces besoins énormes de financement au lieu de la création des richesses : l’entreprise. Il existe un système, même s’il est mis à mal, qui répond à cette nécessité : c’est la Sécurité sociale dans le cadre de la branche maladie avec ses règles de répartition des efforts entre employeurs et salariés. C’est aussi la possibilité d’élargir l’assiette de cotisations aux revenus financiers, de faire la chasse aux fraudeurs et aux exonérations massives de cotisations du côté des employeurs. Parallèlement, il faudrait construire progressivement un grand service public de la perte d’autonomie en mettant en place des pôles publics départementaux, car c’est la bonne échelle territoriale, avec une gestion démocratique regroupant tous les acteurs. L’immobilisme actuel coûte cher aux usagers et à la société tout entière.
(Ces entretiens ont été effectués avant la divulgation des informations concernant la réduction envisagée de certaines allocations.) (1) Citation extraite du rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA), décembre 2017.