Festival de Cannes
Justine Triet,
une palme d’or au nom des luttes
Deuxième Française à recevoir la récompense, la réalisatrice d’Anatomie d’une chute a défendu l’exception culturelle et la mobilisation contre la réforme des retraites.
L'Humanité Dimanche 28 mai 2023
La réalisatrice Justine Triet a reçu la prestigieuse palme d'or, le 27 mai, au festival de Cannes.
Christophe Simon/AFP
On ne pouvait rêver mieux.
La française Justine Triet, l’une des sept réalisatrices en compétition, s’est vue remettre la palme d’or par la sublime Jane Fonda, égérie de la gauche américaine et militante historique de la cause des femmes. « Il reste du chemin à parcourir mais il faut célébrer le changement quand il se produit », a martelé l’actrice, rappelant que lors de son premier festival de Cannes, en 1963, aucune femme n’était en compétition.
Recevant le trophée, la cinéaste qui arborait pour la montée des marches, le badge du Collectif des précaires des festivals de cinéma, s’est saisie de la tribune qui lui était offerte pour prononcer un discours politique fort et courageux. « Je ne peux me contenter d’évoquer la joie que je ressens.
Cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante et ce schéma de pouvoir dominateur, de plus en plus décomplexé, éclate dans plusieurs domaines », a-t-elle rappelé, sous les applaudissements d’une partie du public.
Dédiant son prix aux jeunes réalisatrices et réalisateurs qui peinent à tourner leurs films, elle a défendu l’exception culturelle française dont elle est le produit et qui est aujourd’hui en danger : « la marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française ».
L’audace de la jeune génération récompensée
C’est la quatrième fois que Justine Triet est présente à Cannes, avec la Bataille de Solferino (ACID, 2013) Victoria (Semaine de la critique), Sybil (Compétition) et enfin Anatomie d’une chute. Co-écrit avec l’acteur et réalisateur Arthur Harari, le film met en scène le procès d’une romancière (Sandra Hüller, époustouflante), accusée du meurtre de son mari.
Dans la lignée de ses précédents longs métrages, Justine Triet signe un magnifique portrait de femme mise en cause parce qu’étrangère, romancière à succès, épouse et mère jugée défaillante par la société. Par ce geste fort, le jury, présidé par le Suédois Ruben Ostlund, choisit de récompenser la jeune génération et l’audace, dans une sélection qui a parfois donné le sentiment d’en manquer.
On peut aussi voir dans le prix d’interprétation féminine remis à l’actrice turque Merve Dizdar pour les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, une façon de saluer le combat des femmes à la veille du 2e tour des élections présidentielles en Turquie.
Assez bon reflet des films qui ont fait vibrer la Croisette pendant deux semaines, le reste du palmarès est assez équilibré : prix d’interprétation masculine pour le formidable acteur japonais Koji Yakusho pour le très beau Perfect Days de Wim Wenders (notre palme de cœur), portrait subtil d’un homme mutique et vieillissant qui nettoie les toilettes publiques de Tokyo.
C’est un autre japonais, Sakamoto Yuji, qui rafle le prix du scénario pour Monster, d’Hirokazu Kore-eda, habitué de Cannes. Le Grand prix va à l’implacable la Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, qui filme hors-champ la barbarie nazie en suivant les derniers mois de Rudolf Höss, commandant des camps d’Auschwitz-Birkenau. Enfin le prix du jury revient au finlandais Aki Kaurismaki pour les Feuilles mortes, fable épurée sur la romance de deux prolétaires aux prises avec le chômage et la faim. Du grand art, ramené à l’essentiel.
Outsider de la compétition en raison d’un sujet un peu plan-plan, le franco-vietnamien Tranh Anh Hung repart avec le prix de la mise en scène pour la Passion de Dodin-Bouffant, l’histoire d’amour épicurienne entre un célèbre gastronome français et sa cuisinière. On regrettera bien sûr l’absence de Ken Loach qui a ému aux larmes avec The old oak, grande œuvre sociale et humaniste sur la rencontre de réfugiés syriens et des habitants paupérisés d’une petite ville minière du nord de l’Angleterre.
Commencé par une bonne grosse polémique dont Cannes a le secret (la présence sur le tapis rouge de Johnny Depp, accusé de violences par son ex-femme), le festival s’achève donc par un palmarès plutôt satisfaisant, en prise avec le monde. Et ce malgré une sélection assez fragile voire ronronnante qui faisait la part belle aux valeurs sûres et aux anciens lauréats de la palme d’or (Loach, Moretti, Ceylan, Kore-eda, Wenders) plutôt qu’à la découverte.
Dans cette compétition prudente, deux films dérangeants, qui ont en commun une proximité avec les arts visuels, ont créé la surprise : la Zone d’intérêt et le très gonflé Club Zéro de Jessica Hausner, critique cruelle et glacée d’une jeunesse anorexique, embrigadée par une gourou au visage d’ange. On notera aussi la présence du documentaire avec le puissant Jeunesse (le printemps), portrait de jeunes ouvriers et ouvrières du textile.
Portes ouvertes à de nouvelles voix
Comme souvent, les œuvres les plus audacieuses, formellement et dans les sujets abordés, ont été présentées dans des sections parallèles – Un certain regard, la Quinzaine des cinéastes, l’ACID- qui ont ouvert grand les portes aux nouvelles voix venues de Mongolie (If only I could hibernate), de Singapour (The Breaking Ice), du Soudan (Goodbye Julia) ou du Québec (Simple comme Sylvain de Monia Chokri).
Côté français, le Règne animal de Thomas Cailley, dystopie écologique sur la frontière entre humains et non-humains, aurait largement mérité d’être en compétition. De même que le Procès Goldman, austère huis clos dans un tribunal, servi par la mise en scène à l’os de Cédric Kahn et le jeu bluffant d’Arieh Worthalter.
Il faudrait aussi parler des bonnes surprises, toutes sélections confondues, venues du Pakistan ( In Flames), du Chili ( les Colons), d’Espagne ( Fermer les yeux de Victor Erice) ou du Vietnam, récompensé par la Caméra d’or ( L’Arbre aux papillons d’or), des États-Unis ( The Sweat East et How to have sex, prix un certain regard), et de la présence en force des cinémas d’Afrique (voir notre dossier du jeudi 25 mai) avec le Maroc (les Meutes et la Mère de tous les mensonges) ou la Guinée Bissau ( Nome).
Comme l’a rappelé Justine Triet, un combat reste à mener, celui de l’exception culturelle. Il passe par le refus de la marchandisation et le maintien d’un financement pérenne du cinéma, cet art des prototypes dont Cannes a pu accueillir certaines des plus enthousiasmantes réalisations.