La culture est essentielle pour faire humanité.
Courrier des Députés Pierre Dharreville et Fabien Roussel à la Ministre de la Culture
Madame la Ministre,
A l’heure du grand rendez-vous mondial de la création artistique et du spectacle vivant qu’est le festival d'Avignon, nous voulons pousser notre interpellation plus loin. Vous y êtes également allée et vous avez du prendre la mesure de l’urgence culturelle, car le festival est aussi l'occasion d’une mise en lumière des problématiques qui traversent le monde de la culture et de la création, et, je l’espère, d'écouter les revendications.
C’est l’occasion de réfléchir, collectivement, aux enjeux culturels, à la place de la culture dans la société et à la politique culturelle à mener. Les travailleurs et travailleuses de la culture, de la création et de l’éducation populaire nous ont fait part de leur profond malaise et des difficultés sociales qu’ils rencontrent. Nous devons sans doute mieux prendre soin de leurs métiers, par exemple de celui d’artiste-auteur.
La culture est essentielle pour faire humanité. Nous avons besoin de la culture et de la création artistique pour vivre, pour comprendre le présent, vivre pleinement, traverser les épreuves et se projeter dans l'avenir. Pour ces raisons, culture et création artistique ne peuvent être traitées comme de simples objets marchands, réduites à une fonction de divertissement ou utilisées à des fins identitaires.
La République doit garantir aux artistes la liberté et les meilleures conditions pour créer et aux citoyens l'égal accès à la culture et à la création. Elle doit entendre les appels au secours, les révoltes, les espoirs. Ceux du monde du travail, ceux des habitantes et des habitants des quartiers populaires, ceux de la jeunesse.
Le monde va mal, la France n’échappe pas à la crise. Notre société est fracturée, marquée par du racisme et des discriminations ; elle semble en panne. La crise que nous traversons est de nature anthropologique et la perte de sens qui caractérise ce premier quart de XXIe siècle doit nous alerter.
Nous devons refuser de l’alimenter ; nous pouvons choisir de lui faire face. L’accroissement phénoménal des richesses, concentrées entre les mains de quelques uns n’est pas étrangère à cette situation. Cet accaparement débouche sur une domination insupportable avec ses instruments culturels.
Il est temps de redonner du sens en favorisant l’intelligence et de redonner un souffle à l’humanité. Une part des richesses accaparées doit revenir aux politiques publiques culturelles. Pour que l'État soit au rendez-vous, il doit se doter des moyens suffisants. Nous proposons que soit consacré, chaque année, 1% du PIB national au budget du Ministère de la Culture.
Alors que l’État va consacrer plus de 400 milliards d’euros à des dépenses militaires les dix prochaines années, les budgets consacrés à l’art, la culture, la recherche, la pensée, l’éducation populaire, l’éducation artistique sont rognés, rongés. Les perspectives pour permettre à la jeunesse d’envisager un monde pacifié, intelligent et intelligible, sont de moins en moins prometteuses.
Il y a urgence à redéfinir une politique publique de la culture qui permette de redonner confiance aux artistes, aux intellectuels, aux citoyennes et citoyens qui ne sont pas que des consommatrices ou des consommateurs de produits culturels.
C’est du sens qu’il faut produire. Un sens nourricier. L’État doit ainsi être le garant de politiques publiques constantes et audacieuses. Or, les politiques néolibérales, avec leurs dérives autoritaires, sont comptables de la perte de confiance en l’avenir. Nos concitoyennes et concitoyens aspirent à une société bâtie sur d’autres impératifs que ceux du consumérisme.
Les institutions culturelles, les associations qui font encore vivre dans toutes les régions, tous les départements, toutes les communes, une forte activité culturelle doivent être soutenues par le Ministère de la Culture. Les messages envoyés doivent être clairs et rassurants. Les moyens accordés à la création, l’éducation artistique et culturelle, l’éducation populaire sont en recul. Nous insistons sur l’éducation populaire, sur les centres sociaux, sur les maisons des jeunes et de la culture, sur les associations de nos quartiers : rien ne pourra se faire sans eux.
Or, les acteurs culturels se retournent vers les communes qui, elles-mêmes, sont étranglées par les choix budgétaires, politiques du gouvernement. Elles ne peuvent répondre aux attentes. En imposant aux institutions culturelles des critères de gestion qui placent celles-ci devant des choix impossibles à résoudre, on ne peut pas être à la hauteur des enjeux. Ainsi, les directions des opéras doivent, par exemple, « choisir » entre honorer les hausses des coûts de l’énergie ou la création artistique.
La situation des écoles d’art est, elle aussi, préoccupante, par exemple celle de Valenciennes, dont la fermeture est annoncée dès la rentrée prochaine. Ces établissements, qui ont vu ces temps derniers une forte mobilisation des élèves, des directions, des enseignantes et enseignants pour préserver leur intégrité, sont un fort symbole des choix politiques à opérer en matière de culture.
Or, malgré un plan de sauvetage de 2 millions euros annoncé récemment par le Ministère de la Culture, certaines écoles sont toujours menacées ou fermées. Il y a une forte demande des étudiantes et des étudiants en matière de formation artistique. La conséquence est que ce sont des écoles privées qui se multiplient. Avec une réduction de 4 millions du budget du Ministère, le service public est fragilisé. Les écoles privées ne permettent pas aux jeunes des quartiers populaires d’accéder à ces enseignements auxquels ils aspirent. Ces choix politiques entretiennent le renoncement et le découragement de toute une jeunesse. Nous ne l’acceptons pas.
Nous ne pouvons nous résoudre à ce que, à l’échelle locale, les écoles d’art, de musique, de danse, entièrement financées par les communes, aient de plus en plus de mal à répondre aux attentes. Dans certains territoires, alors que jusqu’à maintenant les villes centres avaient les moyens d’accueillir les élèves venant des communes alentours, aujourd’hui, même en pratiquant des tarifs différenciés, ces écoles deviennent des gouffres financiers. L’assèchement des finances des communes est aussi un fléau pour les politiques culturelles.
Un choix s’impose, courageux, afin de permettre une refonte de l’engagement de l’État et des collectivités. Non seulement consacrer 1% du PIB mais aussi questionner la validité de certains engagements et questionner à nouveau le principe de la décentralisation culturelle. Le Ministère de la Culture s’honorerait à lancer ce chantier en réunissant tous les acteurs politiques et culturels afin de garantir l’égalité républicaine territoriale en ce qui concerne l’accès aux arts et à la culture. Actuellement les inégalités sont flagrantes. Le Ministère consacre 13 fois plus de moyens en région parisienne que sur le reste du territoire.
Par ailleurs, les attaques idéologiques subies par le monde de la culture, des arts et de l’éducation artistique sous des prétextes budgétaires doivent être dénoncées par le Ministère de la culture. Il n’est pas acceptable que dans de nombreuses régions, heureusement pas toutes, les présidences se permettent de cibler tel ou tel artiste, tel ou tel théâtre, telle ou telle institution en menaçant de couper les subventions lorsque ces mêmes artistes, théâtres ou institutions alertent sur les conséquences négatives qu’entraînent les choix politiques en matière de politique culturelle de ces présidences. Une politique culturelle républicaine ne peut être le fait du prince.
La financiarisation de l’économie de la culture, ainsi que les grandes concentrations autour des moyens de production, de distribution et de diffusion constituent un enjeu considérable. La puissance publique ne doit pas regarder passivement ces mouvements produire leurs effets. Ils sont particulièrement visibles dans le monde des médias, où des prises de possession débouchent sur la dénaturation d’organes de presse ou de l’audiovisuel, les mettant au service de lignes éditoriales d’extrême droite qui infusent dans le débat public.
C’est un danger pour la démocratie et pour la République. Nous devons défendre le pluralisme et travailler à conforter l’existence de médias libres et indépendants des puissances d’argent. Arrêtons de nous en remettre toujours plus au marché qui ne sert la liberté que de celles et ceux qui ont de l’argent. Nous voulons vous dire, à ce stade, combien l’existence d’un service public de l’audiovisuel est essentiel dans ce contexte : le choix doit être fait de le conforter.
Le sentiment est fortement partagé que notre époque est celle d’une bascule, d’une révolution culturelle majeure comparable à celle que permit l’invention de l’imprimerie : la révolution numérique est en cours. L’émergence exponentielle de l’Intelligence Artificielle ne peut se faire sans un véritable débat démocratique alors qu’on constate jour après jour les interrogations sur ses usages, les inquiétudes.
Inquiétudes sur le devenir des savoirs, des connaissances, de l’enseignement, mais aussi inquiétudes des professionnels de la culture et des arts qui constatent avec amertume que leurs métiers peuvent être très directement et immédiatement, brutalement menacés par la possibilité du recours systématique à l’I.A. par les promoteurs de « produits culturels ».
C’est un possible chamboulement profond dans les pratiques, dans les consciences. Il serait totalement déraisonnable de laisser aux seuls « acteurs du marché » la décision. Le Ministère de la culture est le ministère qui doit porter ce débat. Nous montrerions ainsi que le modèle de société que nous souhaitons n’est pas piloté par les seuls intérêts des grands groupes industriels du numérique.
Comment ne pas s’interroger, également, lorsque le Ministère de l’Intérieur se permet de dicter le calendrier des manifestations culturelles ? Qui est le garant de la politique culturelle et artistique ? Le foisonnement de la culture est une urgence. Les politiques publiques doivent être à la hauteur de cette urgence.
Tels sont, Madame la Ministre, les éléments que nous souhaitions utilement verser au débat sur le sens de la culture et les politiques culturelles à mettre en oeuvre.
Vous remerciant pour votre attention, nous vous prions de recevoir, Madame la Ministre, l'assurance de notre haute considération.
Pierre DHARREVILLE, député des Bouches-du-Rhône,
Fabien ROUSSEL, député du Nord.