Les communistes de villepinte vous invitent à utiliser ce blog comme point de rencontre et d'échanges concernant la situation politique ,économique ,sociale et environnementale du local à l'international.
La 14e édition d’Impatience s’est tenue en Île-de-France, du 6 au 15 décembre. Consacrée au théâtre émergent, cette manifestation a réservé de belles surprises qui témoignent de la vitalité d’une nouvelle génération d’artistes.
Le prix du jury a distingué le Beau Monde. Une dystopie joyeuse, un inventaire à la Prévert porté par trois jeunes acteurs au diapason d’une partition loufoque et débridée. Mohamed Charara
Dix spectacles figuraient à l’affiche de cette édition du festival Impatience. Créé il y a quatorze ans sous l’impulsion de notre consœur de Télérama Fabienne Pascaud et avec la complicité active dans un premier temps de l’Odéon, puis, désormais, du 104, Impatience porte bien son nom: celui de jeunes gens qui se lancent dans l’aventure artistique du théâtre (pas plus de deux créations à leur actif).
Sur 250propositions parvenues aux organisateurs (le 104, le Jeune Théâtre national , les Plateaux sauvages, le Théâtre de Chelles, le CDN de Sartrouville, le Théâtre Louis-Aragon de Tremblay, le Théâtre 13), dix projets ont été retenus. Un marathon théâtral qui s’est déroulé du 6 au 15 décembre, parsemé de spectacles pour certains audacieux, d’autres plus fragiles dans la forme comme dans le fond, serait-on tenté d’écrire. Quatre prix ont été décernés: le prix du public, le prix des lycéens, le prix SACD et le prix du jury, présidé cette année par le metteur en scène Julien Gosselin.
Le prix du public est revenu au spectacle écrit et mis en scène par Yacine Sif El Islam Sola Gratia. Un récit autobiographique qui évoque avec pudeur et sensibilité une agression homophobe dont les traces, une balafre sur la joue pour Yacine, une autre dans le dos pour Benjamin, son compagnon, se lisent sur leurs corps.
Si le spectacle est encore fragile, l’engagement de l’acteur, sa façon de nous raconter l’horreur sans hausser le ton, son geste d’une violence contenue pour ouvrir les pages du livre où il a consigné son récit (publié aux éditions Komos) avec le couteau dont se sont servis ses agresseurs questionnent la violence, la haine, sans faux-semblants.
la «Koulounisation» et la guerre d’Algérie
Le prix des lycéens (et celui de la SACD) a récompensé le très beau travail de Salim Djaferi Koulounisation. Pour évoquer la colonisation et la guerre d’Algérie, il s’est détourné du récit estampillé «historique». Il a juste posé une question, à sa mère, à sa tante, ici, en France, à des amis, en Algérie:«Comment dit-on “colonisation” en arabe?» Dès lors, il remonte le fil de l’Histoire à partir de récits intimes, la quête d’un mot qui, dans la langue arabe, existe sous plusieurs formes.
Ce travail autour de la langue, cette recherche sémantique pour un mot fantôme, la découverte, dans une librairie francophone d’Alger, que les livres sur cette période sont rangés non pas dans la catégorie «guerre d’Algérie» mais «révolution» lui permettent de dérouler les fils emmêlés des souvenirs qui jaillissent au fil des rencontres. Des témoignages patiemment recueillis qui ne s’inscrivent pas dans le roman national officiel à l’œuvre des deux côtés de la Méditerranée mais dans la mémoire collective des deux peuples.
Avec, pour accessoires, des fils tendus sur lesquels il va accrocher des objets comme autant de traces de cette histoire douloureuse et des panneaux de polystyrène qu’il va manipuler à vue, Koulounisation est un spectacle d’une rare intelligence qui sait mettre des mots sur des points aveugles d’une histoire commune, loin des versions officielles qui alimentent le terreau de l’extrême droite en France et celui des intégristes en Algérie.
les Dévorantes, un spectacle punk
Le prix du jury a distingué le Beau Monde, une création collective d’Arthur Amard, Rémi Fortin et Blanche Ripoche. Une dystopie joyeuse, un inventaire à la Prévert avec son côté aléatoire qui nous projette dans cent ans, à une époque où le théâtre n’existe plus. Charge à une poignée d’hommes et de femmes de raconter aux générations futures, tous les soixante ans, le souvenir de ce rituel avec un, deux ou plusieurs acteurs qui, face public, racontaient des histoires, mettaient le monde en scène.
De ces textes consignés, il ne reste que des fragments. Des fragments comme des haïkus, joués, chantés, mimés ou dansés pour raconter le théâtre. C’est drôle, intelligent, poétique, porté par trois jeunes acteurs au diapason de cette partition loufoque et débridée. Avec quelques cailloux à même le sol, des costumes enfilés à l’envers d’où sortent les étiquettes, les trois acteurs se métamorphosent en Petit Poucet. Et comme le héros du conte de notre enfance, ils ne s’en laissent pas conter et portent sur notre monde actuel un regard vif et percutant.
Les repères spatio-temporels volent en éclats. Ils parlent au futur proche et nous tendent un miroir sur notre monde contemporain. Le rire se fait alors plus grave. Le théâtre étant concomitant de l’avènement de la démocratie, si l’un était amené à disparaître, l’autre aurait du mal à lui survivre… Un dernier aperçu de la variété des propositions d’Impatience:les Dévorantes, un spectacle punk écrit, joué et chanté par Sarah Espour sur les femmes criminelles. La découverte d’une sacrée artiste, une performeuse hors pair.
Le Beau Monde sera programmé au Festival d’Avignon en juillet. Pour plus de renseignements sur les tournées des autres spectacles:www.festivalimpatience.fr
En vérité, nous nous attendions à des réactions d’une grande hostilité, pour ne pas dire de malveillance brute, bête et méchante. Mais à ce point de haines (qu’il convient d’accorder au pluriel), encore aurait-il fallu imaginer que la France des Lettres s’était quelque peu oubliée dans la décrépitude des déclinologues et autres réactionnaires de la pire espèce, capables de tout justifier pour distiller leur poison d’une certaine idée de la «nation».
Ainsi donc,notre prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, depuis une consécration mondiale qui ne plaît pas à tout le monde, se voit dénigrée, insultée jusque dans son art, niée dans ses engagements de toujours. On lui reproche tout et son contraire, avec une constance assez infâme: moqueries sur son«absence de style» (sic); railleries sur ce prix nullement«mérité», qui ne serait que le «fruit de circonstances féministes mondiales»; accusations d’antisémitisme, en raison de son soutien au mouvement de boycott d’Israël, de racialisme, de séparatisme, etc.
Tout est prétexte à cette sorte de «grand chelem» de la Réaction, comme si la littérature elle-même n’était plus l’objet de la discussion et des disputes, comme si le Nobel en question était une littérature sans littérature, presque une anormalité, une monstruosité… Et pourtant, en devenant la première Française à obtenir l’éminente récompense, l’autrice de la Place a offert à notre pays son seizième Nobel de littérature, confortant un peu plus la terre de Mauriac, de Sartre et de Camus dans son enviable statut de pays le plus primé, devant les États-Unis. De quoi se réjouir? Bien sûr que non. Les charognards ne manquent pas…
Cabale
Tous s’y sont mis. Finkielkraut, Zemmour, Valeurs actuelles, le Point, l’Express… et même le Figaro Magazine, qui osa titrer: «Annie Ernaux, prix Nobel de littérature: et si c’était nul?» Comme par hasard, la violence des propos, qui s’apparente à une cabale coordonnée, nous vient de la droite et de son extrême, dans la plus folle des expressions.
DansCauseur, le «chroniqueur» Didier Desrimais affirma même que «le choix de la romancière par l’Académie suédoise» était «moins littéraire que politique, voire politiquement correct». Retour de la fameuse expression fourre-tout: politiquement correct. Et l’homme d’ajouter:«Annie Ernaux, prix Nobel. C’était prévisible. La platitude autobiographique, l’absence de style, la bien-pensance gauchisante, la simplicité du binarisme sociologique à la Bourdieu appliqué à la littérature la plus décharnée et l’égocentrisme camouflé derrière un misérabilisme social devenu un fonds de commerce littéraire étaient déjà les gages d’une reconnaissance de la caste médiatico-littéraire.» Vous avez bien lu.
Forçats
Ce Nobel dérange? Tant mieux! D’autant que le bloc-noteur perçoit bien les conséquences de l’assignation domestique aperçue plus haut, par laquelle les femmes doivent rester à leur place – même par le talent. Annie Ernaux n’a jamais été domestiquée, ni en littérature ni dans sa vie de citoyenne: voilà son tort, son grand tort. D’ailleurs, recevant son Nobel, elle osa déclarer qu’elle écrivait «pour venger ma race et mon sexe».
De quoi surprendre le quarteron de mâles blancs, non? Cette phrase, précisa-t-elle, fut«écrite il y a soixante ans, dans mon journal intime, (…) elle faisait écho au cri de Rimbaud: “Je suis de race inférieure de toute éternité.” J’avais 22ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale».
Rimbaud, bien sûr, «le Poète prendra le sanglot des Infâmes, la haine des Forçats, la clameur des Maudits».Magnifique et audacieux. Annie Ernaux confessa aussi:«Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance.»
Et enfin:«Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.» Merci, Madame!
Samedi, à Stockholm, Annie Ernaux recevra le prix Nobel de littérature. Elle est la première femme française à recevoir la récompense en littérature et la 17ème femme à décrocher un Nobel dans cette catégorie depuis la fondation des célèbres récompenses en 1901. Elle a prononcé son discours ce mercredi. Un discours n'est en rien d'anodin. "Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ?" écrit-elle. Nous publions ci-dessous l'intégralité de son discours.
L'Humanité Mercredi 7 Décembre 2022
Annie Ernaux. Ulf Andersen/Aurimages/AFP
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ? » – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.
Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. J’écrirai pour venger ma race. Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité ». J’avais vingt-deux ans. J’étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale.
Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.
Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables.
Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les raisins de la colère, La Nausée, L’étranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisais me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime.
En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « La parabole de la loi » dans Le procès de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue.
Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes vingt ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme.
Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société.
Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face à face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus, « Entre oui et non ».
De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait.
Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles.
Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle.
C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif.
Il est bon de rappeler que le « je », jusque là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIème siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs ».
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche.
Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ?
Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui ». Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel, que le singulier atteigne l’universel.
C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus violente et la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde, des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines.
Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales.
Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation.
Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continument du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance.
Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà demunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise.
En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective.
J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.
L’architecte Oscar Niemeyer, qui a conçu le bâtiment du PCF, est décédé le 5 décembre 2012, voici 10 ans. Il avait presque 105 ans.
De son vrai nom Oscar Ribeiro de Almeida de Niemeyer Soares, il aimait à dire : « Dans mon nom il y a quatre origines différentes... Je suis un métis et j’en suis fier. » Il portait en lui une ouverture sur le monde.
Au cours de sa vie, il a réalisé plus de 600 projets, aux quatre coins de la planète ; certains d’entre eux se matérialisent encore aujourd’hui comme à Brasília (2012), Leipzig (2020), Aix-en-Provence (2022).
Fidel Castro avait dit de lui en 1999 : « On se souvient de Michel-Ange, des grands peintres du monde, on se souviendra d’Oscar Niemeyer avec la plus grande admiration, un Niemeyer éternel pour son œuvre et ses nobles idées. »
De fait, il a été honoré, distingué dans une dizaine de pays (et d’académies). La France l’a élevé au rang de commandeur de la Légion d’honneur en 2007. Et le monde entier a rendu hommage à l’architecte et à son engagement communiste indéfectible, soulignant à la fois la sensualité des courbes de ses réalisations et la droiture de ses convictions.
Quelques citations. Dilma Roussef, ex-Présidente de la République du Brésil, déclara à l’annonce de sa mort : « C’est un jour de deuil. C’est un jour pour saluer sa vie. Niemeyer était un révolutionnaire, le mentor de la nouvelle architecture qui était belle, logique et, comme il l’avait définie lui-même, inventive. »
Pour Sergio Magalhaes président de l’Institut brésilien des architectes, « Niemeyer était un homme en avance sur son temps, il était solidaire des autres et il a été aimé comme peu de gens. »
Sergio Cabral Filho, gouverneur de Rio, a parlé de « génie de l’architecture mondiale, ferme dans ses convictions et aimé du peuple brésilien ».
Et Lula assura : « La monumentale Brasilia, où il a laissé la marque de son art et concentré ses rêves d’une ville qui puisse abriter avec tendresse et confort pauvres et riches, hommes communs et ordinaires, sera toujours l’expression maximum de son génie et de sa générosité. »
Architectes, artistes, journalistes, hommes et femmes politiques ont salué son engagement. Lucien Clergue, photographe, a pu dire : « Comme Picasso, Oscar avait ce sentiment de communisme, c’est-à-dire de confraternité, généreux et le sens du partage. »
Ils ont insisté sur le caractère novateur de son œuvre. Pour l’architecte Jean-Maur Lyonnet qui participa à la construction de notre siège : « Son architecture a apporté sur la scène européenne et nord-américaine vraiment un souffle tout à fait nouveau. » Paul Chemetov, qui contribua également à la construction du siège, insistait : « Il croyait en une architecture capable de transformer le monde. » Et Pierre Laurent notait : « Son œuvre est révolutionnaire parce qu’il aimait l’humanité et la vie qui n’a de sens que dans la solidarité et la fraternité du genre humain. »
Le siège du PCF était, avec la cathédrale de Brasilia, l’œuvre préférée de son créateur. Quarante-deux ans après l’inauguration de l’immeuble de la place Colonel-Fabien, et dix ans après la mort d’Oscar Niemeyer, ce siège, classé au patrimoine national, reçoit sept mille visiteurs aux journées du patrimoine.
Le bâtiment reste quasiment le seul siège politique d’origine à être encore la propriété de son parti. Construit vers la fin de la guerre froide par nombre d’architectes et d’ingénieurs communistes, il opposait fièrement son rideau de verre au rideau de fer. Il doit aussi beaucoup à l’implication militante des communistes, qui ont participé à la grande souscription nationale qui a permis l’achèvement des travaux, mais aussi aux nombreuses gardes pendant les travaux.
Édition Avare en paroles publiques, le chanteur légendaire revient sur ses influences avec Philosophie de la chanson moderne. L’artiste y livre son regard sur un répertoire musical parfois méconnu. Et sur les mythes qui ont fait l’Amérique.
La chanson, art majeur ou mineur? On sait la querelle tenace, mais plus grand monde ne se risquerait aujourd’hui à dénier à cet instantanéévocateur la légitimité acquise au cours du dernier siècle. Robert Zimmerman, alias Bob Dylan, aura certainement contribué, de sa place de démiurge, à élever cette expression artistique et musicale en décloisonnant les genres et en absorbant les influences pour construire au fil des décennies une œuvre d’une actualité toujours recommencée.
Caméléon, brouilleur de pistes et maître en contre-pieds, le lauréat 2016 du prix Nobel de littérature publie donc un livre – le troisième seulement – au titre académique, Philosophie de la chanson moderne (Fayard). Encore une fois, ne nous y laissons pas prendre. Nul pensum ici, mais une embardée personnelle dans un répertoire choisi qui puise dans un patrimoine largement méconnu dans nos contrées, à de notables exceptions près: du blues, de la country, du rock obscur, de la soul, de la variété chantés par des personnages parfois illustres, souvent mal compris, mais toujours hantés.
défricheur d’un vaste continent
C’est évidemment l’œuvre de Bob Dylan qui gagne en perspective, s’éclaire d’inspirations décisives, mais c’est encore la musique populaire anglo-saxonne, vaste continent dont il fut le défricheur en chef, qui apparaît dans sa grande richesse et sa complexité. Déjà, de 2006 à 2009, Bob Dylan animait le Theme Time Radio Hour, émission dans laquelle il exhumait quelques titres cardinaux.
Trois volumes de ce florilège d’influences, publiés par le label ACE, pénétraient l’intimité du maître. Philosophie de la chanson moderne y revient sous une forme nouvelle. Ni essai ni livre d’art, mais un ouvrage qui joue habilement le jeu des correspondances entre des textes qui alternent entre digressions littéraires et réflexions et, en contrepoint, des images et photos soignées, puisées dans la culture pop. Soit, donc, 66 chansons du dernier siècle désossées, à partir desquelles Dylan prolonge le propos initial, sonde les sentiments humains et s’interroge sur ce que peut une chanson, en apostrophant le(s) lecteur(s) d’un «tu» ou d’un «vous», à la manière de «Mr Jones» dansBallad of a Thin Man.
la violence, la guerre, l’amour
L’ouvrage nous rappelle combien les États-Unis furent – et restent – une usine à mythes, avec leurs héros et leurs démons, leur divinisation de la violence, de la guerre, de l’amour, de l’argent. La chanson absorbe l’époque, nous explique-t-il:«Quand les auteurs-compositeurs s’inspirent de leur propre vie, le résultat est parfois si particulier que personne ne s’y reconnaît.» Lorsqu’il aborde Money Honey, morceau figurant sur le premier album d’Elvis Presley, en 1956, Dylan s’autorise une longue digression:«L’art est un dérangement, l’argent un arrangement.»
L’argent que l’on retrouve aux fondations de l’empire Motown avec le premier titre édité par le label des musiques noires du Nord – Money (That’s What I Want) –, auquel il rend un hommage appuyé à travers le couple d’auteurs-compositeurs maison, Barrett Strong et Norman Whitfield. Ce sont eux qui écrivirent War, hymne antimilitariste chanté par Edwin Starr, qui nous vaut une divagation passionnante sur la guerre, indissociable de l’histoire de son pays:«Quand nos élus envoient des troupes au casse-pipe, à l’autre bout du monde (…), et que nous ne faisons rien pour les en empêcher, ne sommes-nous pas aussi coupables qu’eux? Si nous voulons voir un criminel de guerre, il n’y a qu’à se regarder dans une glace.»
Le mythe est souvent plus trivial. Blue Suede Shoes, de Carl Perkins, rappelle l’importance des chaussures dans une culture populaire chantée qui en compte «de toute sorte: vieilles, neuves, crottées, et des baskets, et des chaussures de danse, et une fille aux talons rouges devant le drugstore». C’est encore le mythe de l’imposteur (pretender) chanté par les Platters comme par Jackson Browne, et l’amour enfin, souvent déçu, qui reste la grande affaire d’un répertoire qui l’associe volontiers à l’alcool, aux illusions, à la dépression.
Dans ce vaste panorama, la focale est placée sur une Amérique où les frontières qui séparent la variété des mondes pop-rock n’ont cessé d’être discutées, déplacées, effacées. Certes, il faut savoir se plonger dans les paroles pour en extraire le miel, mais Dylan nous rassure:«Il y a quelque chose de libérateur àécouter une chanson dans une langue qu’on ne comprend pas.» On conseillera toutefois aux lecteurs anglophones de se procurer l’édition originale de cet ouvrage, dont la traduction, certes peu aisée, semble faire perdre quelque densité au propos.
L’imagination, cette «folle du logis» selon Pascal, a poussé Claire Couture et Mathilde Le Quellec àécrireles Muses (1). Il fallait y penser. La nuit, dans le musée enfin déserté, la petite danseuse de Degas descend de son socle, la Joconde et la Vénus de Botticelli sortent de leur cadre et la Marylin d’Andy Warhol reprend corps à son tour. Les voilà candidates à un concours de beauté par-delà les époques… Vous voyez le tableau?
Sur le mode vif de la revue chantée et dansée, c’est un joyeux festival de chamailleries, de coq-à-l’âne, d’embrassades et de saillies hardiment troussées. Le gardien du musée, avec sa casquette et sa lampe électrique, n’en peut mais, d’autant que la petite danseuse de Degas (14 ans) raconte avoir rendez-vous avec lui. Stanislas Grassian, valeureux metteur en scène de cette pochade culturelle endiablée, tient ce rôle subsidiaire. Chaque figure est parfaitement dessinée.
La Vénus (Sophie Kaufmann) est boulimique. La Joconde en liberté (Mathilde Le Quellec) avoue être un peu rouillée (elle a 500 ans!) et ne supporte plus d’être selfiée par des milliers de Japonais. Marylin (Tiffanie Jamesse), en robe rouge plissée, avec ses mimiques et sa voix d’enfant délicieuse, semble telle que l’éternité l’a changée et la petite danseuse (Amandine Voisin) se dit naïvement travaillée par la puberté…
Ce sont celles que j’ai vues ce soir-là, car il y a alternance dans la distribution. Chaque séquence chantée et dansée est applaudie, comme au music-hall. Vers la fin, les spectateurs sont conviés à reconnaître quelques chefs-d’œuvre patentés simulés en tableaux vivants. Le tout, spirituellement pédagogique, à la fois comique et touchant, témoigne d’une belle maîtrise des métiers de la comédie musicale. La grande Colette aurait aimé les Muses.
L’amitié et le goût du travail partagé ont concouru à la création de Babette, texte de Philippe Minyana mis en scène par Jacques David, interprété par Dominique Jacquet (2). Elle est, alternativement entre ombre et lumière (Charly Thicot), une femme qui parle d’elle-même dans la journée où elle retrouve sa fille disparue depuis l’enfance, voit son fils et son mari échanger des horions, après qu’un forcené, dans la rue, a tiré dans le tas…
Elle distille, avec un art subtil du dire volubile, sur le ton du constat, cette partition superbement composée sur la vie quotidienne d’une femme ordinaire qui ne l’est pas. Les gens simples, par bonheur, sont toujours compliqués.
LA JOCONDE AVOUE ÊTRE UN PEU ROUILLÉE.
(1) Jusqu’au 8 janvier, au Théâtre Le Ranelagh, 5, rue des Vignes, Paris 16e, métro La Muette, du jeudi au dimanche. Tél.: 0142886444,www.theatre-ranelagh.com (2) Du 6 octobre au 8 décembre, le jeudi, à 19 heures, au Théâtre La Flèche, 77, rue de Charonne, Paris 11e. Tél. rés.: 0140097040, theatrelafleche.fr