RUE 89
Réaliser un panorama des chansons de contestation sur près d’un siècle, c’est ce qu’a tenté Dorian Lynksey, journaliste musical au Guardian.
Enfin traduit de l’anglais et paru le 17 octobre aux éditions Rivages, son ouvrage « 33 révolutions par minute » retrace les grands moments de la « protest song » anglophone de Billie Holiday à – tenez-vous – Green Day, en 33 chapitres, chacun dédié à une chanson rebelle qui a marqué sa génération.
Ces deux tomes sont brillants, d’abord parce qu’ils évitent les écueils du journalisme musical, c’est-à-dire une littérature pour initiés, souvent absconse. Pas besoin donc d’avoir passé de longues heures à fouiller les cartons de vinyles de ses grands parents et parcouru Wikipédia de fond en comble pour se plonger dans le livre de l’auteur britannique.
L’ouvrage nous rappelle quelque chose d’essentiel qui a disparu des esprit depuis une bonne décennie : la musique n’est pas toujours un objet de divertissement ou un bien de consommation.
L’auteur plonge le lecteur dans les racines de la « protest song » : une société déchirée par le racisme, la pauvreté, les drogues et autres émanations d’un mal-être existentiel. Quatre morceaux illustrent à merveille le travail et la démarche de Lynksey.
Billie Holiday - « Strange Fruit »
1939, l’Amérique n’est pas encore entrée en guerre. Le pays se déchire sur la question de la ségrégation raciale et des droits des afro-américain, clivé entre un Nord progressiste et un Sud ostensiblement raciste.
Une jeune chanteuse noire inconnue, Billie Holiday, interprète un poème d’Abel Meeropol dans ce qui deviendra l’une des plus grande protest song de l’histoire : « Strange Fruit ».
Le « fruit étrange » évoqué dans la chanson n’est autre que le corps d’un Noir pendu à un arbre se balançant dans « la brise du Sud ». La chanteuse vient de donner à la communauté afro-américaine l’une de ses armes les plus puissantes : la musique comme expression militante de sa révolte.
« Les lampes s’éteignent, et seule la lumière crue d’un projecteur illumine Holiday. Dans la salle, tous les yeux sont tournés vers la chanteuse, toutes les oreilles boivent la chanson.
Après le dernier mot, toute la salle est plongée dans l’obscurité. Quand la lumière se rallume, Holiday n’est plus là.
Maintenant vous vous demandez : est-ce que vous applaudissez parce que vous êtes impressionné par le courage et l’intensité de la prestation, transi par la poésie lugubre des paroles, parce que vous sentez que l’histoire traverse la salle ?
Ou est-ce que vous vous agitez avec embarras sur votre chaise, en frissonnant à cause des étranges vibrations qui flottent dans l’air ? »
James Brown - « Say It Loud - I’m Black and i’m Proud »
En 1968, « mouvement des droits civiques », « révolution » et « Black Panthers » sont sur toutes les lèvres en Amérique. Le nom de Martin Luther King aussi : il vient d’être assassiné.
Alors que les quartiers afro-américains et les villes s’embrasent une à une, secoués par des émeutes sans précédents, James Brown tente de s’ériger en alternative révolutionnaire à la non-violence : c’est le « Black Power ».
« Say It Loud - I’m Black and I’m Proud » est un titre engagé, fruit de l’ambition et du narcissisme de James Brown qui se voyait comme un leader et se pensait capable de faire marcher l’Amérique au rythme de sa batterie.
Le chanteur était persuadé qu’il pouvait faire changer les choses, mettre fin aux divisions de la communauté afro-américaine et s’unir dans la « fierté d’être noir ».
« “Say It Loud - I’m Black and i’m Proud” a montré que le funk était assez malléable pour servir de moyen d’expression à la protestation. Le son, urgent, tranchant et répétitif, était sur mesure pour un bon slogan.
Brown l’a interprété comme un pasteur, proférant les couplets (malgré tout avec ses gémissements et ses grognements habituels) et dirigeant les refrains.
“Say it loud !” [Criez le ! ], ordonnait-il. “I’m Black and I’m Proud !” [Je suis Noir et fier ! ], criaient les enfants autour de lui. Brown laissait les autres désigner les coupables et préférait célébrer le bon côté des choses. »
Grandmaster Flash & The Furious Five - « The Message »
En 1982, un jeune New-Yorkais sur trois est sans emploi. Les Noirs s’entassent dans les multiples ghettos que compte la mégalopole, mais peu atteignent la misère du South Bronx. C’est dans ce terreau de violence et de pauvreté que naît le hip hop engagé.
Que Grandmaster Flash, DJ pionnier et légende du mouvement hip hop, ait grandi dans le Bronx n’est donc pas une surprise. Il est pourtant bien différent de l’image que le « gangsta rap » a propagé par la suite. Sérieux, studieux, geek et se pliant à une discipline martiale stricte...
Flash ne correspond pas vraiment à l’idée qu’on pourrait se faire d’une superstar du hip hop. Le morceau « The Message » qui reprend la ligne de basse de Chic dans « Good Times », témoignage cru du quotidien dans le Bronx, s’apprête pourtant à inonder les stations radios et les pistes de dance du monde entier et faire du DJ le top du cool.
« Dans “The Message”, rien n’est dissimulé. Les appartements infestés de cafards et les écoles délabrées, les junkies en manque et les clochardes miteuses, les putes et les criminels, l’inflation, le chômage et les grèves : tout était en train de s’effondrer. »
« “The Message” était une protest song formulée comme un ultimatum. Elle restait en équilibre entre l’humanisme angoissé de la soul des années 70 et le nihilisme tonitruant du gangsta rap. »
The Prodigy feat. Pop Will Eat Itself – « Their Law »
Au milieu des années 90, la Grande-Bretagne est secouée par l’effervescence de la musique électronique se traduisant par des raves party où drogue et alcool se côtoient.
Souvent imputée aux mandats austères et conservateurs de Margaret Thatcher, la rébellion incarnée par la techno et la house apparaît comme totalement hédoniste et détachée des engagements politiques qui ont sous-tendu les « protest songs » durant un demi-siècle.
Le groupe britannique The Prodigy appartient à ce mouvement qui « veut faire du bruit ». Inspirés par le producteur et rapper Dr Dre et le groupe de métal américain Rage Against The Machine, The Prodigy enregistrent « Their Law » pour critiquer les nouvelles législation du gouvernement Major visant à interdire les raves.
Une révolte, oui. Des idéaux, pas vraiment, comme l’a confirmé le leader Liam Howlett en désignant « Their Law » comme « un album contre le gouvernement qui nous empêche de faire la fête, un point c’est tout ».
« Howlett pour sa part a écrit le vers violemment accrocheur “fuck ’hem and their law” [je les emmerde eux et leur loi]. Le disque incarnait ce qu’il cherchait à défendre : l’ivresse pure et cathartique de la musique follement tonitruante. Le beat percutant était sans doute plus efficace que n’importe quelle parole. »
On pourrait aussi évoquer l’afrobeat hypnotique de Fela, la soul éclairée de Stevie Wonder, la sensibilité mélancolique de Nina Simone ou le punk agitateur de The Clash. Le livre le fait à merveille.
Pour ne pas vous quitter frustrés, on a reconstitué pour vous la BO intégrale du livre, 33 protest songs qui ont marqué un siècle de rébellions.