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Bienvenue sur le blog des communistes de Villepinte

Michel Serres : "Mon expérience d’enseignant m’a montré la victoire des femmes"

2 Juin 2019, 06:34am

Publié par PCF Villepinte

Agen : Michel Serres en juin pour dédicacer son dernier ouvrage

Le philosophe Michel Serres, figure intellectuelle familière du grand public, est décédé samedi à l'âge de 88 ans. "Il est mort très paisiblement à 19h entouré de sa famille", a déclaré son éditrice Sophie Bancquart. Passionné notamment par l'écologie et l'éducation, l'académicien s'est intéressé à toutes les formes du savoir, anticipant les bouleversements liés aux nouvelles technologies de la communication. En 2012, il nous avait accordé un entretien que nous publions à nouveau.

Professeur à Stanford University (États-Unis), membre de l’Académie française, Michel Serres est un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture. Auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont le dernier, Petite Poucette (éditions le Pommier), vient de faire couler beaucoup d’encre…

Si l’on vous dit que beaucoup de personnes vous ont parfois confondu avec Lucien Sève, est-ce que cela vous vexe?

Michel Serres. Non, mais je n’ai jamais été marxiste et je vais vous expliquer pourquoi. J’étais à l’École normale supérieure à l’époque d’Althusser. Je sortais moi-même d’une prépa sciences, et non pas lettres. Or, les marxistes, à cette époque-là, soutenaient en science des thèses impossibles. Une sorte de déterminisme absolu (basé sur la physique quantique), et du coup «le principe d’incertitude», soutenu par Werner Heisenberg (physicien), était hors la loi… Je me suis longtemps opposé à Althusser sur des questions scientifiques, pas politiques.

Pourquoi appelez-vous «Petite Poucette», cette génération née avec un téléphone mobile dans les mains?

Michel Serres. C’est parce qu’elle est très habile avec ses pouces pour écrire des textos, et parce que c’est plutôt une fille entre un et trente-deux ans… Ce n’est pas la génération née «avec» le numérique, elle vit «dans» les nouvelles technologies. La population qui est extérieure à ce phénomène, comme moi, elle travaille «avec» ces techniques. Eux vivent «dans». Il y a là une différence de vision qui, à mon avis, va changer la face du monde. Il peut naître une nouvelle démocratie. Les voies du virtuel sont ouvertes.

Pourquoi «Petite Poucette» au féminin?

Michel Serres. J’enseigne depuis maintenant un demi-siècle et mon expérience d’enseignant m’a montré la victoire des femmes. Elles sont plus travailleuses. Elles ont plus à montrer, prouver, dans une société qui n’est pas pour elles. Du coup, elles travaillent mieux, sont plus appliquées. Voilà pourquoi, j’ai mis Poucet au féminin. Je suis féministe, du point de vue de la lutte des sexes. Elles prennent une place extraordinaire.

À rebours d’une idée reçue, selon laquelle les jeunes sont illettrés et qu’Internet nous tire vers le bas, vous expliquez que, au contraire, nous n’avons jamais autant vécu avec les mots, l’écrit, les messages publicitaires ou politiques et que le savoir est enfin à la portée de toutes les mains…

Michel Serres. La révolution numérique, qui date de trente ans environ, est la troisième révolution: il y a eu la première, avant Jésus-Christ, lorsque l’oralité est passée à l’écrit. Tout a changé à partir de là, en politique, comme en économie (on peut faire des chèques, par exemple), et la littérature est née (la poésie). Puis il y a l’imprimerie, à l’époque de Montaigne (avoir une tête bien faite plutôt que bien pleine). Nous sommes à la troisième où tout change. Les historiens, comme Karl Marx, donnent beaucoup d’importance aux révolutions techniques «dures»… Les techniques industrielles. Mais cette fois-ci, c’est autre chose, on peut parler de techniques «douces». Mais elles ont réinventé beaucoup de choses.

Que répondez-vous à ceux qui accusent Internet de favoriser le nivellement par le bas (Marc Lévy =Gustave Flaubert) et la paranoïa, voire de favoriser la théorie du complot, par le biais de documents falsifiés, tronqués…

Michel Serres. Je réponds qu’à l’époque de Gutenberg, déjà, il y avait autant de porno que de bibles! Et de mauvais textes. Cette mise à égalité, elle a déjà eu lieu. Dans les bibliothèques et les médiathèques, les livres sont placés par ordre alphabétique, pas par ordre d’importance. Il faut un professeur pour expliquer la différence entre Lévy et Flaubert. Et qui sont les imposteurs… Les mauvais faiseurs.

Il existe de nouveaux modes d’action, de lutte, d’engagement politique. Desquels vous sentez-vous le plus proche: les Indignés, les Anonymous, les «pirates», les faucheurs d’OGM, ou Greenpeace? Autrement dit, pensez-vous toujours que les organisations politiques et syndicales sont un peu dépassées?

Michel Serres. Je crois que oui, à moyen ou long terme. Je suis philosophe. Il y a deux sortes de philosophes: l’engagé, au sens sartrien, qui va jusqu’à prendre sa carte au Parti. Et qui milite en suivant les directives du Parti, qu’il se trompe ou pas… Et il y a le philosophe qui cherche à savoir qu’est-ce que c’est que le contemporain? Mon engagement à moi est d’étudier le contemporain. En 1960, j’ai annoncé que la société de demain serait dirigée par Hermès et non pas par Prométhée. Et je me suis fait vider par Althusser à cause de ça… Je disais que la communication serait plus importante que la production.

La société du spectacle, évoquée par Guy Debord…

Michel Serres. Et qui avait raison? J’étais sur ce front-là depuis longtemps, puisque j’étais épistémologue (l’étude des sciences – NDLR). Ça n’empêche pas d’utiliser l’intuition, n’est-ce pas…

Quelle est la devise de Petite Poucette?

Michel Serres. Elle a appris le sens réel du mot «maintenant». Main tenant… Tenant en main le monde. Son téléphone mobile en main, avec son pouce, elle a un ordinateur, donc accès aux médias, à des lieux, via GPS, et Internet, des chansons, des images, Wikipédia, Google, Facebook, Twitter,etc. Elle a quasiment accès à tous les lieux et tous les «hommes» du monde entier. Il existe un calcul: le «théorème du petit monde», qui pose la question suivante à quelqu’un pris au hasard, dans la rue: en combien d’appels peut-il joindre un autre quidam, à San Francisco, par exemple ? C’était en sept appels avant les grands connecteurs comme Facebook. Aujourd’hui, c’est en quatre appels… Petite Poucette lambda peut joindre n’importe qui dans le monde en quatre tentatives. C’est extraordinaire.

Beaucoup de petites filles, de l’âge de votre Petite Poucette, ont du mal à se concentrer au collège… N’est-ce pas à cause du téléphone mobile et d’Internet?

Michel Serres. La déconcentration vient de la télévision. Les messages publicitaires ont été imposés exprès pour déconcentrer les gens, afin qu’ils consomment, achètent les produits présentés. Ces images passent vite. On a calculé qu’actuellement, lorsqu’on pose une question à quelqu’un à la télévision, la durée moyenne de réponse est de dix secondes. Par conséquent, les gens ne se souviennent pas de ce que j’ai dit à la télé.

À part votre fameux: «Je suis pauvre et je vous emmerde!», qui est passé en boucle au zapping. C’était sur le plateau de Ce soir ou jamais, animé par Frédéric Taddeï, sur France 3.

Michel Serres. Oui, ça, on l’a retenu! (Il rigole – NDLR.) Mais la télé est faite pour supprimer l’attention et faire de l’argent. D’autre part, Petite Poucette – votre fille – peut faire trois choses en même temps. C’est une performance nouvelle mais elle peut le faire. C’est une intelligence supérieure. Ne confondons pas «faire trois choses en même temps» et «perte de concentration». Quand on regarde la télé, on est en position «passager», avachi sur le canapé. Devant l’ordinateur, on est en position conducteur, assis et attentif. La première position est passive, l’autre active. Ne confondons pas les médias de papa (voire de pépé) et les nouvelles technologies: Petite Poucette est née «avec», n’oubliez pas. Observez un enfant d’un an devant un ordinateur ou un téléphone mobile…

Et le problème de l’addiction? Facebook et Twitter sont addictifs, comme les SMS. On voit des adolescents, et des adultes, marcher dans la rue comme des automates, des zombies hypnotisés, ou des couples, des amis, qui textotent au lieu de se parler à table…

Michel Serres. Ça me rappelle ma grand-mère, qui me disait: «Michel! Tu es toujours plongé dans tes livres…» J’étais drogué à mes livres. À chaque nouvelle révolution, il y a des nouveaux modes de comportement. On peut être addict à bien d’autres choses. C’est un vieux problème. Pas celui des nouvelles technologies.

Aux «réactionnaires» qui répètent «c’était mieux avant…», vous répondez: 150 millions de morts!

Michel Serres. Je les surnomme les vieux grognons. Il n’est pas prouvé que les révolutions du «printemps arabe» sont arrivées grâce aux nouvelles technologies mais elles ont eu une influence évidente. Ce sont les jeunes, les Petites Poucettes, qui ont donné l’impulsion en diffusant les images des violences et autres massacres, comme en Syrie actuellement. Ces nouvelles technologies ont été créées dans un monde qui n’était pas celui qu’il est devenu. Il y a donc un décalage. Petite Poucette est l’héroïne du monde contemporain.

Vous vous dites fils d’Hiroshima…

Michel Serres. Oui, car ma question, plus jeune, était: jusqu’où la science peut-elle aller? Déontologiquement… Il fallait créer une éthique des sciences. C’est moi qui l’ai fondée. Aujourd’hui, il y a des comités d’éthique partout. Les meilleures innovations tiennent toujours compte du passé et de la tradition. Petite Poucette n’est que la résultante des deux premières révolutions citées plus haut.

Vous êtes pour le métissage et la multitude. Et vous dites que les jeunes ne sont pas apolitiques mais politisés différemment, à leur façon…

Michel Serres. Depuis trente ans, il y a un nouvel amphithéâtre mondial. Un amphi mélangé. N’oubliez pas que j’enseigne à la Sorbonne également. Sont arrivés à mes cours, non plus des Français seulement, mais des Allemands, des Américains et aussi des gens d’Europe de l’Est et de l’Afrique du Nord,etc. Tout à coup, mon amphi français est devenu multiculturel. Même chose à Stanford, aux États-Unis, avec un métissage plutôt du côté de l’Asie. J’ai assisté à des mélanges. C’est ce qui se passe sur Internet et dans le monde.

Comment voyez-vous le monde actuel?

Michel Serres. Tel qu’il est… Fou et merveilleux. La vraie révolution, c’est le célèbre tableau de Michel-Ange sur la création du monde (le doigt de Dieu s’approchant de celui de l’homme – NDLR). Ce nouveau monde arrive par les doigts… de Petite Poucette, mais aussi par le codage – c’est d’ailleurs la couverture de mon livre.

On a l’impression que le monde moderne accélère de manière exponentielle, de plus en plus vite…

Michel Serres. Comme des marées, il y a des hauts et des bas. La marée des trentenaires pousse la génération d’avant: ils envahissent toutes les couches de la société, avec leur nouvelle manière d’appréhender le monde. Ils sont dans le marché du travail et les DRH ont du mal à les comprendre. Mais ce n’est pas une lutte de générations, c’est une rupture historique. Les nouvelles vagues qui vont arriver ont «main tenant en main le monde». Qui pouvait dire ça autrefois? Le richissime. L’empereur, l’homme de pouvoir. Or, maintenant, il y a 3milliards 750millions de Petites Poucettes qui sentent tenir en main ce monde.

N’oublions pas la grande partie de l’humanité qui n’a pas encore accès à l’eau…

Michel Serres. Bien sûr, mais les enfants de Calcutta apprennent à lire sur ordinateur! La science, c’est ce que papa apprend à Petite Poucette. La technologie, c’est ce que Petite Poucette apprend à son papa.

Votre livre a eu un succès d’estime et fait grincer pas mal de dents…

Michel Serres. Oui, les vieux ronchons, comme je les appelle, sont inquiets. Ils ont peur parce qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe.

Sur quoi travaillez-vous actuellement?

Michel Serres. À une sorte de suite à Petite Poucette. Vous savez, les cordonniers font toujours des chaussures…

Le philosophe des sciences. Né le 1erseptembre 1930 à Agen (Lot-et-Garonne), fils de marinier, Michel Serres entre à l’École navale de Brest en 1949, puis l’École normale de la rue d’Ulm en 1952, où il obtient l’agrégation de philosophie, en 1955. En 1968, il obtient un doctorat de lettres. Il fréquente le philosophe Michel Foucault, qui enseigne comme lui à Clermont-Ferrand, puis part enseigner aux États-Unis (Stanford), tout en enseignant à la Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux essais philosophiques, dont Temps des crises (éditions du Pommier) et Musique (idem), largement salués par la presse. Ses chroniques sur France-Info sont très écoutées et il fait le bonheur des plateaux de télévision quand on l’invite pour ses talents de pédagogueet de vulgarisateur de la philosophie.

  • En vidéo : "Je suis pauvre et je vous emmerde". Michel Serres à Ce soir ou jamais, sur France 3, le 3 avril 2012

Entretien réalisé par Guillaume Chérel

 

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Emmanuel Macron, vainqueur caché des élections européennes?  

1 Juin 2019, 07:20am

Publié par PCF Villepinte

Duopole(s)

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Emmanuel Macron, vainqueur caché des élections européennes?  

OPA. «Le vainqueur caché des européennes? Inutile de le chercher… il est à l’Élysée!» Au téléphone, ce mardi 28 mai, un conseiller d’État qui maîtrise les arcanes du pouvoir au point d’avoir trusté les cabinets ministériels socialistes jusqu’à Matignon décide de secouer les certitudes du bloc-noteur, contredisant avec véhémence en forme de désespoir son constat d’après-scrutin européen. «C’est tout sauf une défaite. C’est même, d’un certain point de vue, une sorte de victoire qui entretient l’illusion d’une demi-défaite…» La parole tombe, le constat avec. Mac Macron, vainqueur caché, alors que la liste LaREM pour laquelle il a tant mouillé la chemise n’arrive que deuxième, comme un désaveu apparent? «Avec la menace de l’extrême droite, il maintient le pays crispé, poursuit notre homme. Et il réussit un exploit, que nous ne percevons pas bien pour l’instant et que moi-même je n’imaginais pas possible: après sept mois de crise sociale inédite, qui aurait pu imaginer que sa candidate affidée réussirait plus de 22% à des élections jamais favorables au pouvoir?» En somme, Mac Macron aurait obtenu ce qu’il était venu chercher. Primo: maintenir le parti de Fifille-la-voilà assez haut, de quoi perpétuer ce mortifère face-à-face et profiter, d’ici à 2022, de l’«idiot utile» du système, à savoir le Rassemblement nationaliste. Secundo: après avoir entériné son OPA sur les sociaux-démocrates du pays, il entérine cette fois celle sur la droite, renvoyée, avec le candidat Bellamy, à moins de 10% – un score historiquement bas. Tertio: son premier ministre, l’Édouard, accusé dans certains cercles élyséens d’avoir imposé le choix de Nathalie Loiseau à une partie de «l’appareil» LaREM, sort renforcé des batailles d’ego et des équilibres (anciennement) droite-gauche de sa majorité, renvoyant au rencart toutes les rumeurs de remaniement de grande ampleur. Quarto: la gauche dite radicale, qui avait flirté avec le second tour de la présidentielle en 2017 avec Jean-Luc Mélenchon, est renvoyée à ses chères études en désunion, flirtant désormais avec les scores des socialistes. Notre conseiller d’État ne tourne donc pas autour du pot: «La stratégie de Macron est validée. En s’engageant comme il l’a fait dans cette campagne, il a non seulement sauvé les meubles mais préservé, pour le moment, son socle électoral, à défaut d’emporter l’adhésion des Français. Surtout, il installe, avec un certain cynisme, le duopole RN/LaREM dans la durée…»

Gauche. La fin présumée du clivage de la droite et de la gauche a, sans surprise, exténué le balancier: il penche définitivement à droite. Inutile de le cacher, d’autant que le bloc-noteur l’avait déjà suggéré, l’un des mouvements populaires les plus originaux des dernières années – celui des gilets jaunes– se traduit, vu le contexte à gauche, par une victoire totale de l’extrême droite française. Résumons la situation. La crise politique est (encore) devant nous, sans que nous puissions imaginer dans quel mur elle nous conduira. La division des forces de transformation sociale bénéficie pleinement au pouvoir, tandis que Fifille-la-voilà offre des triangulations impossibles à ses adversaires (imbéciles!) en continuant d’imposer ses thématiques. Bref, le peuple est divisé, «éparpillé territorialement en un archipel que seul le “récit’’ d’exclusion de l’extrême droite est capable de réunir politiquement», comme l’écrit l’historien Roger Martelli. Si l’on osait, on penserait que ce champ de ruines ressemble à s’y méprendre aux fractures nées de l’élection de Trump aux États-Unis, où l’éclatement entre «deux mondes» semble irréconciliable. Tel est le pari de Mac Macron. Que cette faille dure… pour servir non pas seulement ses intérêts, mais ceux de sa classe. «Il ne faudrait pas que la gauche, a fortiori sa part la plus à gauche, s’imagine qu’elle pourra en faire autant avec l’air du temps imposé par l’extrême droite», résume Roger Martelli. Comment le dire mieux? Mac Macron, vainqueur caché des européennes?

 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 31 mai 2019.]

Publié par Jean-Emmanuel Ducoin à 16:11

 

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