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Bienvenue sur le blog des communistes de Villepinte

Littérature 

7 Octobre 2022, 09:12am

Publié par PCF Villepinte

Annie Ernaux, le singulier universel

Récompensée pour «le courage et lacuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle», lautrice est la 17e femme à obtenir le prix Nobel.

Sophie Joubert L'Humanité

Vendredi 7 Octobre 2022

©Camille Millerand

On n’osait y croire, même si le nom d’Annie Ernaux, marraine des Amis de l’Humanité depuis septembre, figurait dans la liste des favoris. «Très heureuse» et «fière», comme elle l’a déclaré aux journalistes venus l’attendre devant chez elle, à Cergy, elle a confié à la télévision suédoise qu’il était de sa «responsabilité» de «témoigner () dune forme de justesse, de justice, par rapport au monde»

Rarement l’annonce d’un prix Nobel de littérature aura autant ému. Parce que son œuvre de mémorialiste subtile, initiée en 1974 avec les Armoires vides, fait entrer dans la littérature les classes populaires, explore l’injustice, la honte, l’appartenance sociale et la trahison. Parce que, à l’heure où le droit à l’avortement est remis en question dans plusieurs pays, dont les États-Unis, ce prix met en lumière le courage d’une femme, féministe, qui a toujours écrit depuis son expérience sur le corps des femmes, leurs désirs et les violences qu’elles subissent.

Dans les Années Super 8, le film qu’elle a écrit et réalisé avec l’un de ses fils, David Ernaux-Briot, on la voit jeune femme, mariée à Philippe Ernaux et mère de deux garçons. Sa mère, veuve, vit avec eux dans une maison près du lac d’Annecy. Si les images paraissent anecdotiques, elles disent à quel point Annie Ernaux a su capter ce que vivaient toutes les femmes de sa génération, l’aliénation et l’ennui dans le couple et la maternité.

On devine, derrière les sourires tristes et les regards fugaces à la caméra, l’abîme qui se creuse entre la vie et les désirs. Derrière l’épouse et la jeune professeure de lettres, se cache la «femme gelée», titre du roman qui signera la fin de son mariage et labandon prochain des doubles de fiction.

Car, depuis la Place, en 1984, Annie Ernaux a cessé d’écrire des romans et trouvé une forme singulière qui restitue au plus près le réel, à la croisée de l’intime et du collectif. «Quand mon père est mort (en 1967), jai ressenti un sentiment de trahison. Jai exploré la déchirure avec les Armoires vides, puis j’ai voulu parler. J’ai travaillé pendant dix ans sur la Place, le livre sur mon père, sorti en 1984.

Je voulais creuser l’injustice que j’avais vécue par mes origines. Le roman n’était plus possible et toute mon écriture en a été bouleversée, j’ai abandonné la fiction. (…) J’ai eu l’impression que l’écriture elle-même était une façon de me rapprocher du monde de mes origines. La réalité a un poids particulier quand on naît dans ce monde, on n’a pas sa place d’entrée de jeu», nous confiait-elle en 2016 .

Légitimer des mondes exclus

Ce monde, c’est celui du café-épicerie de ses parents, à Yvetot, en Normandie. Née Annie Duchesne en 1940, élevée comme fille unique (sa sœur aînée est morte avant sa naissance), elle grandit auprès d’une mère catholique pratiquante qui lui fait découvrir Margaret Mitchell et John Steinbeck. À 20 ans, après une première expérience sexuelle traumatique qu’elle racontera dans Mémoire de fille , elle commence à regarder son enfance avec une «certaine distance», à s’intéresser aux souvenirs comme matériau d’écriture. Tout se joue dans ces années où, après avoir quitté l’École normale d’institutrices, elle suit un double cursus de philosophie et de lettres. «Après ces deux années, il y aura dautres événements dans ma vie, dont l’avortement que j’ai raconté dans l’Événement, mais tout s’est joué là: mon désir d’écrire, d’être professeur de lettres», se souvient-elle. Irriguée par le thème de la mémoire, l’œuvre d’Annie Ernaux se divise en deux branches: dune part, les récits d’enfance et d’adolescence comme la Place et l’Événement ; d’autre part, les livres de l’âge adulte comme Passion simple et l’Occupation, descriptions cliniques et crues de la passion amoureuse et de la jalousie.

Écrire, pour Annie Ernaux, c’est légitimer des mondes exclus de la littérature, mettre au jour des tabous, le viol dans Mémoire de fille, l’avortement dans l’Événement, exhumer des secrets comme la mort de sa sœur aînée, dans l’Autre Fille. C’est aussi s’intéresser à la société de consommation, arpenter les allées des centres commerciaux (Regarde les lumières, mon amour), faire de Cergy, où elle vit depuis le début des années 1980, un matériau littéraire.

Un livre, peut-être, les contient tous: les Années (2008), où s’entremêlent les événements de sa vie personnelle et l’histoire collective en une traversée de la deuxième moitié du XXe siècle. Les Années, a écrit l’écrivain américain Edmund White dans le New York Times, «est un livre sincère, courageux, une Recherche du temps perdu  de notre époque contemporaine dominée par les médias et le consumérisme, pour notre époque de fétichisme absolu envers les produits de confort».

De son écriture, on a souvent dit qu’elle était blanche, sèche. Qu’elle raconte la maladie d’Alzheimer de sa mère dans Je ne suis pas sortie de ma nuit ou sa liaison avec un étudiant de trente ans de moins qu’elle dans le Jeune Homme, son dernier livre, elle n’élude rien, assume la frontalité, cherche la précision, la densité. «Jimporte dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à 18 ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel. J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don», confiait-elle à Frédéric Yves-Jeannet dans l’Écriture comme un couteau.

Influencée par la pensée de Bourdieu, Annie Ernaux met au jour les silences et les mécanismes des dominations, au carrefour du genre et des classes sociales. «Jai toujours voulu que les mots soient comme des pierres, quils aient la force de la réalité. Tout le monde sait que cest une illusion mais les mots font agir», nous disait-elle encore.

Ces dernières années, elle est intervenue pour soutenir les gilets jaunes et ceux qui se battaient contre la réforme des retraites, pour les services publics ou, pendant l’épidémie de Covid, critiquer l’état d’urgence. Elle a évidemment accueilli le mouvement MeToo comme une «grande lumière, une déflagration». «On ne peut plus écrire de la même façon après Annie Ernaux», disait Édouard Louis, à l’occasion de la parution du Jeune Homme. «Quel grand jour pour la littérature de combat! » a-t-il réagi, ce jeudi. Une littérature de combat et une grande voix féministe qui résonnera à Stockholm, le 10 décembre, lors du discours de réception du prix Nobel.

Bibliographie sélective

Les Armoires vides, Gallimard, 1974; la Femme gelée, Gallimard, 1981; la Place, Gallimard, 1983; Passion simple, Gallimard, 1992; la Honte, Gallimard, 1997; l’Événement, Gallimard, 2000; lOccupation, Gallimard, 2002; les Années, Gallimard, 2008; l’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003; Écrire la vie, Gallimard, collection «Quarto», 2011, rassemble onze œuvres suivies dextraits de son journal intime, de photos et de textes; Mémoire de fille, Gallimard, 2016; le Jeune Homme, Gallimard, 2022.

 

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