"Dans le modèle d'intégration, les minorités sont rendues responsables des inégalités"
Sociodémographe, Patrick Simon est directeur d'étude à l'Institut national d'études démographiques (INED). Parmi ses recherches sur les phénomènes de discriminations ethniques, il a conduit l'enquête Trajectoires et Origines (TeO, 2008) qui a permis, pour la première fois, d'analyser l'impact des origines dans les chances d'accès aux biens, aux services et aux droits. Grand entretien avec l'initiateur de la petite révolution appelée TeO, qui sera publiée en septembre prochain, aux éditions de l'INED.
On parle beaucoup de discrimination, mais comment fait-on pour l’observer ? Qu'est-ce qu'une discrimination ?
Patrick Simon. Cela peut paraître paradoxal et provocateur, mais je dirais que la discrimination n'existe pas comme événement. Elle n’est pas manifeste pour les victimes. Elles peuvent soupçonner d'avoir été victimes mais elles ne savent pas vraiment pourquoi elles n’ont pas eu tel emploi, tel logement, telle orientation scolaire ou tel service. La discrimination n'existe pas non plus pour ceux qui prennent les décisions. Ils n’ont d'ailleurs pas souvent conscience de choisir sur des critères discriminatoires. C'est un univers complexe, insidieux, dont il faut déconstruire les mécanismes fondés sur des préjugés et des stéréotypes masqués.
Dans votre enquêteTrajectoires et Origines de 2008, vous avez procédé à cette déconstruction. Quelles ont été vos conclusions ?
Patrick Simon. Nous avons essayé de recueillir l’expérience des personnes exposées aux discriminations à partir de deux types de question : en parlant directement de discrimination et en décrivant des situations où des discriminations ont pu se produire. Et de fait, les enquêtés ont rencontré des situations de discrimination mais ne les ont pas vécues comme telles. Ceci dit, même sous-déclarées, les discriminations sont malgré tout le lot de 26% des immigrés et 31% des descendants de deux parents immigrés, à comparer aux déclarations faites par 10% de la population majoritaire. Cette distorsion se retrouve dans les situations à l’accès à l’emploi, sur le lieu de travail, à l’école ou à l’accès aux services. Et parmi les immigrés et leurs descendants, on observe un net clivage entre les personnes d’origine européenne qui témoignent d’un niveau de discrimination comparable à la population majoritaire, et celles d’origine maghrébine, africaine ou asiatique qui se montrent les plus exposées. Les originaires des départements d’Outre mer connaissent également de hauts niveaux d’expérience de discrimination. Cela découpe assez bien les « minorités visibles ».
Qu'est-ce qui vous a conduit à conclure que les musulmans étaient davantage victimes de discriminations ?
Patrick Simon. On peut se demander s’il y a des facteurs qui augmentent la probabilité de se déclarer discriminé, et de fait on observe que les hommes, les moins de 35 ans, les chômeurs et les plus diplômés font plus souvent état de discrimination que les autres. Nous avons également trouvé un résultat un peu inattendu : parmi les « minorités visibles », les personnes se déclarant de religion musulmane connaissent également une probabilité spécifique et plus élevée de rencontrer une discrimination. Ce résultat est obtenu en contrôlant pour l’origine, c’est-à-dire que les Musulmans d’origine maghrébine ou africaine ont plus de risque d’être discriminés que ceux qui se déclarent sans religion (ou d’une autre religion, mais c’est beaucoup plus rare). Il ne concerne pas la discrimination religieuse en tant que telle, mais une expérience générale. Il est certain que la focalisation sur l’Islam dans le débat français – focalisation qui est observée également aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en Belgique, dans les pays scandinaves ou en Allemagne- favorise l’émergence du « Musulman » comme une figure problématique. Les controverses du foulard (1989 et 2004) et du Niqab, le débat plus récent et surréaliste sur la viande Halal, les critiques envers les prières de rue, les tensions dans certaines villes autour de la construction de mosquées, et d’une façon générale la crainte d’un repli identitaire autour d’une lecture fondamentaliste de l’Islam et ses conséquences en termes d’organisation sociale et de réseaux de relation ont contribué à cette fixation. Pourtant, les informations dans l’enquête TeO montrent que s’il y a bien une ségrégation des Musulmans dans l’espace urbain, on n’observe pas la création de réseaux de sociabilité à base religieuse. Les unions mixtes avec des athées ou des conjoints ayant une autre religion sont de l’ordre de 20%, à un niveau comparable de celui observé pour les Catholiques. Il y a des petits milieux où la forte religiosité se conjugue avec la formation d’une sous-société exclusive, mais d’un point de vue statistique ces milieux ne représentent pas plus de 10% des Musulmans. Ce sont pourtant eux qui focalisent l’attention et les discours.
Pourtant certains, parmi les victimes de discriminations, réussissent à rompre le plafond de verre ?
Patrick Simon. Oui et la réussite sociale de certains membres des minorités visibles n’est pas contradictoire avec le maintien d’inégalités fortes pour les autres. Les discriminations opèrent des filtrages mais n’interdisent pas complètement l’accès aux responsabilités ou à des biens et services. Quand un testing auprès d’employeurs montre qu’à CV comparable, un candidat d’origine maghrébine a cinq fois moins de chances d’être appelé pour un entretien d’embauche, cela veut dire qu’il lui faudra envoyer cinq fois plus de CV pour obtenir le même résultat qu’un candidat de la population majoritaire. La conséquence est un plus fort taux de chômage, des risques de déclassement professionnel beaucoup plus élevés et le sentiment de se faire claquer des portes sur les doigts tout le temps. C’est ça la discrimination dans un régime formellement égalitaire.
Ce régime formellement égalitaire empêche-t-il une remise en cause du système discriminatoire ?
Patrick Simon. Le modèle de société français est « colorblind », c’est-à-dire qu’il est aveugle à la couleur. Cela vaut pour les politiques et les lois qui ne font pas de différences selon les origines, mais aussi pour l'interprétation des faits sociaux. Or, ce que les discriminations montrent c’est que les rapports sociaux ne sont pas « colorblind », et qu’au-delà de la citoyenneté juridique, d’importantes différences de jugements et de traitements sont fondées sur l’origine. La perception des origines structure les comportements et les décisions que l'on prend. Ces caractéristiques sont actives même si ce ne sont pas des catégories administratives. Les descendants d'immigrés maghrébins et africains, qui sont des citoyens nés en France, ne sont pas perçus de la même manière que les autres enfants avec lesquels ils ont grandi. Ils sont davantage traités comme l'ont été leurs parents et partent avec un handicap lié à l’origine qui s’ajoute à celui du milieu social. Une double pénalité en quelque sorte : de classe et de race. La censure sur les origines se retourne contre les victimes de discriminations : comment dire qu’on a été écarté à cause de ses origines dans un pays qui se considère au-dessus du racisme ? Du coup, nous vivons dans une société du mensonge et d'hypocrisie absolue. Notre dispositif de lutte contre les discriminations est largement inefficace parce qu’il part de présupposés complètement faux.
Pourtant, le thème de la diversité et des discriminations ont pris une place croissante dans les discours politiques et institutionnels...
Patrick Simon. Effectivement. Mais les programmes d’action contre les discriminations restent peu opérationnels au-delà de formations à la connaissance du phénomène et du cadre juridique. C’est bien, mais loin d’être suffisant. Lorsque l’on regarde le contenu des plans de lutte contre les discriminations, qui sont inscrits dans la politique de la ville, on s’aperçoit qu'ils relèvent de la politique d’intégration. On intervient sur le modelage d'une population défavorisée, qui l'est d'autant plus qu'elle est rassemblée au même endroit. La politique de la ville veut faire rentrer les quartiers et leurs populations dans le droit commun, c’est-à-dire en réduisant les écarts à la norme. Par exemple, les missions locales font du coaching avec les jeunes pour les préparer au monde de l’entreprise, afin qu'ils ressemblent à l'employé idéal et devienne donc employable. Mais comment fait-on lorsque c’est l’origine ou la couleur de peau qui ne correspond pas à l’entreprise ? Lorsqu'on est un Noir très cultivé, hyperdiplômé, avec le look approprié et sans accent, on reste noir et la mauvaise nouvelle qu'on doit dire à tous, y compris à ceux qui pensent que les inégalités de classe expliquent tout, c'est que la discrimination existe même dans les classes supérieures. Le système de triage est transversal à la stratification sociale, et c’est ce système qu’il faut changer, pas ceux qu’il écrème pour non-conformité.
Pour vous, le discours sur l'intégration est en opposition avec la lutte contre les discriminations. Pourquoi ?
Patrick Simon. Ce discours sur l'intégration s'adresse à des outsiders, des nouveaux venus, qui doivent faire des efforts pour s’adapter à la matrice sociale, en apprendre les codes et les usages. L’idée est que les immigrés doivent incorporer la norme dominante dans leur système de valeurs et leurs pratiques sociales et culturelles. C’est la condition à leur participation à la société. Cette mise aux normes est attendue également de leurs enfants nés en France. Il est déjà discutable de refuser aux immigrés le droit de changer la société où ils vivent, mais cette exigence est carrément irrecevable à l’égard de leurs enfants. Or c’est ce qui se passe : les conflits récurrents autour du « communautarisme » et de l’islam sont des conflits de normes, un blocage de la société française pour s’adapter à sa diversité. Il y a une autre fonction des normes qui mettent les immigrés et leurs descendants en difficulté pour utiliser le système. Pour pouvoir exploiter les ressources scolaires, économiques et sociales à plein, il faut détenir les codes. Et lorsqu'on ne les possède pas, on subit l'inégalité. Par exemple, le rendement des diplômes repose sur des compétences supplémentaires qui ne sont pas délivrées par l’école : le bon stage en cours de formation, le réseau pour accéder à l’entreprise ou optimiser sa demande d’emploi. Les immigrés, comme les familles prolétaires, ne détiennent pas les clés d’entrée dans les sphères supérieures.
Alors qu'attend la société de ces descendants d'immigrés ?
Patrick Simon. Qu'ils se fassent discrets, qu'ils n'existent pas collectivement et qu’ils acceptent une position subordonnée. Les descendants d'immigrés maghrébins essaient de satisfaire ces critères d'invisibilité. D'un côté, ils ne veulent pas être renvoyés à un label de descendants d'immigrés, et en même temps, ils revendiquent leur identité. Or le problème principal n'est pas l'identité, mais l'utilisation de l'identité comme source de disqualification dans les discours politiques. L'erreur dans le débat public et dans les sciences sociales, c'est de prendre l'identité comme étant la source de la stigmatisation. En démographie, nous utilisons des statistiques et pour cela nous construisons des catégories. Nous essayons ainsi de répondre à la question du rôle de l'origine pour contribuer à déconstruire les stéréotypes, à dé-stigmatiser et à restituer les logiques sociales dans la France multiculturelle.
Que préconisez-vous pour mieux lutter contre les discriminations ?
Patrick Simon. Le problème réside dans l’organisation du système qui produit des filtrages sur de nombreux critères qui ne devraient pas intervenir : le sexe, l’origine ethnique ou raciale, l’âge, la religion, l’orientation sexuelle, etc. Le système est en quelque sorte crypté pour favoriser les bénéficiaires principaux : les hommes, blancs, hétéros, non musulmans. La lutte contre les discriminations consiste d’abord à faire en sorte que les traitements soient impartiaux en supprimant le cryptage qui empêche la participation des minorités à toutes les sphères de la société. En bref, à démolir les préférences qui régissent l’organisation de la société pour la rendre plus fluide et ouverte.
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte