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Une immense clameur venue de tout le pays a salué l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République.
Elle résonne encore dans nos mémoires comme une délivrance après une si longue attente. En effet, la droite règne sans partage depuis 1958. Battue après tant de tentatives et de déceptions,
enfin s’ouvrent les portes de l’espoir à la majorité de la jeunesse et aux forces populaires de progrès. La victoire est ce jour là celle de toute la gauche. Aux électeurs socialistes du
premier tour sont venus s’ajouter au second les près de 16% rassemblés sur le nom de Georges Marchais. D’autres progressistes encore ont participé à cette dynamique de succès qu’a rendu
possible, des années avant, la création du nouveau Parti socialiste d’Épinay et l’abandon des oripeaux de la vieille SFIO. Mais qu’on me permette de rappeler combien fut importante la
contribution du Parti communiste qui, dès 1965 et encore en 1974, avait fait le choix de l’union et du rassemblement autour d’un candidat commun à toute la gauche. Et, sans les divisions de
cette gauche aux élections législatives de 1978, vraisemblablement, elle aurait été majoritaire à l’Assemblée nationale et aurait gouverné le pays. C’est chose faite en 1981 dans un contexte
qu’il est utile de se remémorer. La guerre froide bat son plein. R. Reagan occupe la Maison Blanche à Washington avec un programme dit de « refoulement du communisme ». Il s’affaire
avec son projet de « guerre des étoiles » contre « l’axe du mal », tout en soutenant les guérillas islamistes en Afghanistan et ailleurs, comme au Nicaragua aux côtés des
révolutionnaires, les « contras ». La politique économique de R. Reagan, comme celle de M. Thatcher, incarne la contre-révolution des néoconservateurs. La France connait la fin
de la période dite « des trente glorieuses », le début de la montée du chômage, une inflation galopante.
La victoire de la gauche vient de loin. Elle a été rendue possible grâce à la pression exercée par le monde du travail et
de la création en faveur de l’union des forces de gauche. Cette aspiration était devenue si forte, notamment relayée par le Parti communiste, qu’elle balaiera les réticences, voir
l’opposition du Parti socialiste et de François Mitterrand, jusqu’à conduire à la signature du Programme commun de gouvernement. F. Mitterrand s’appuiera sur son contenu réellement
transformateur pour mener campagne sur le thème de « la rupture avec le capitalisme ». Il avouera aussi avoir signé le Programme commun pour « prendre trois millions de
voix au Parti communiste ». Le Parti communiste tentera de l’en empêcher, non sans débats, beaucoup de déchirures internes et avec les électeurs. Aux yeux de beaucoup, le Parti communiste
n’était plus le champion de l’union de la gauche, rôle désormais dévolu au parti socialiste. La gauche arrive donc aux responsabilités suprêmes au terme d’un long processus.
Son gouvernement comprend des ministres de qualité, proches des gens, parmi lesquels quatre ministres communistes de grande
valeur, respectueux du verdict du suffrage universel et des institutions de la République. Chacun dans son domaine, C. Fiterman, J. Ralite, A. Le Pors, M. Rigout, fera la preuve aux yeux de la
population, toutes opinions confondues, de son sens de l’État, de ses compétences au service de l’intérêt général, de sa sensibilité aux souffrance humaines. L’ampleur des réformes est
impressionnante. L’âge de départ à la retraite à 60 ans, les lois Auroux de droits nouveaux aux salariés, l’amélioration du statut dans la fonction publique, les lois de décentralisation, la
libéralisation des médias audiovisuels, la peine de mort abolie après un engagement remarquable de R. Badinter, la cour de sûreté de l’État et les lois anticasseurs supprimées, le discours de
Cancun pour de nouvelles relations avec les pays du Sud, des nationalisations pour une maîtrise publique de la banque et de certains secteurs industriels. C’est impressionnant et encore
davantage aujourd’hui alors que notre pays connaît le pire !
Impressionnant mais insupportable pour le grand patronat, la droite, les milieux financiers internationaux, d’autres pays
et la commission européenne. Ils se mobilisent contre les salariés et la jeunesse jusqu’à faire pencher une bonne partie du gouvernement et F. Mitterrand lui-même du côté qui,
partout sur la planète, étend sa toile, le libéralisme. En face, on ne retrouvera pas les mobilisations populaires dont le rôle fut décisif pour permettre à la gauche unie d’accéder au pouvoir.
Dès l’année 1983, le Président de la République et la majorité des dirigeants socialistes adoptent ce qu’ils appellent une politique de réformes, puis, de loin en loin, F. Mitterrand et ses
premiers ministres après P. Mauroy, gouverneront avec des fractions de la droite. Dès lors commence la mise en œuvre systématique d’une véritable pédagogie du renoncement, avec une
différenciation qui s’atténue dans les esprits entre ce qui caractérisait jusqu’ici la droite et la gauche. La confiance dans la capacité de la politique à changer la vie s’effrite, beaucoup de
nos concitoyens se détournent d’une activité politique dont ils ont le sentiment qu’elle s’est détournée d’eux et de leurs vies réelles. L’extrême droite fait ses choux gras de cette
évolution.
On le voit, de nombreuses leçons méritent d’être tirées de l’ensemble de cette période, avec un double septennat de F.
Mitterrand à l’Élysée. Leçon sur la période préparant cette victoire. Leçon sur les moyens de gouverner à gauche pour changer durablement la vie des gens, dont on voit bien que cela ne
peut se faire et réussir sans l’intervention des citoyens, de bout en bout à la manœuvre pour dire ce qu’ils veulent, pour se faire entendre et respecter. Qu’ils le fassent du local
au mondial sans omettre la construction européenne qui, aujourd’hui, telle qu’elle est, dominée par la finance, hypothèque toute volonté de changement progressiste. Cela ne passera pas par la
réédition du passé mais bien par une ambition à défricher les chemins inédits d’une transformation sociale, démocratique, culturelle et écologique de la société capitaliste en crise.
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Commentaires 1
Mon cher Georges,
Nous traversons une période sérieuse du Parti et une crise. Une crise grave en certains endroits. Une crise de confiance dans la direction du Parti et dans les directions fédérales, de la part d’un certain nombre de camarades.
Pour pas mal de membres du Parti, « nous avons échoué ». « Nous avons amené la social démocratie au pouvoir et pour longtemps. »
D’autres disent : « ce n’est pas tant que les socialistes dirigent, que le fait qu’au même moment nous, nous reculons sévèrement et perdons la moitié de nos députés ». A travers toutes ces questions, il y en a bien d’autres, est posée dans toute son ampleur la question de l’unité. Il y a aujourd’hui des camarades qui ne savent plus que faire et d’autres plus quoi dire. Dans une réunion, on a dit : « comment mener aujourd’hui le débat contre le réformisme ? Il s’avère que le chemin que nous avons suivi n’a pas été le bon. En 1977, nous avons voulu barrer la route à la social démocratie et ça donne un succès inespéré au PS qui détient désormais tous les postes importants de la vie du pays. Comment faire maintenant ? »
Par ces questions, se posent celles qui sont au centre de la période qui vient : l’unité, et l’indépendance du Parti, sa personnalité.
Elles sont compliquées par le fait que le débat n’a pas lieu sur le fond mais sur des aspects secondaires.
Par exemple : nous avons été excessifs dans la critique du PS. D’autres aujourd’hui pensent (et c’est parfois les mêmes) que nous allons trop loin dans le compromis.
Je pense, si j’en crois mon expérience que nous aurions du mener notre politique d’éclaircissement de l’attitude du PS souvent autrement. Et qu’effectivement il y a eu des propos excessifs ; et que le Parti ne gagne rien au ton excessif. Nous sommes dans le pays de la mesure, et l’outrance fait mal. Mais là n’est pas la question la plus importante. Ces discussions et ces questions montrent qu’il ne sera pas facile de faire comprendre les raisons de fond qui ont amené cette situation. Et il sera difficile de la faire comprendre à tout le Parti, car c’est une tache immense qui nécessitera beaucoup de réunions, beaucoup de conférences éducatives, beaucoup de causeries. Il ne faut pas se faire d’illusion …
(…) A mon avis, cette dernière période, nous avons trop négligé le Parti, notre armée sans laquelle rien ne se fait. Nous avons négligé l’éducation de masse, et, dans ce domaine, par rapport à une période, nous avons accumulé un retard considérable et préjudiciable dans nos cadres de sections.
Au moment où s’estompaient les différences entre nous et la social démocratie, au moment où nous recrutions par milliers des nouveaux adhérents, nous avons négligé l’enseignement de principes élémentaires du Parti, l’enseignement de son histoire, toute chose qui éclaire sur la social démocratie et les différences qui nous séparent. En un mot : pourquoi nous sommes communistes.
C’est sur ce terrain trop fertile pour l’idéologie social démocrate qu’a été traitée la question de l’unité, de l’avenir de la France et du changement. Rien d’étonnant donc, si la grande question de l’unité est traitée par ses aspects secondaires, et si le débat tourne souvent autour « notre politique a-t-elle été brutale ? » et encore : « avons-nous eu raison en 1977 ? » (au lieu de conclure que 1977 était devenu inévitable ?).
C’est pourquoi la question qui reste au centre du débat interne au Parti est bien la question de l’unité, dans des conditions nouvelles et complexes. Questions qui se mêlent notamment à celle du Parti.
Pour pas mal de travailleurs (et de travailleurs des usines), nous sommes apparus comme ceux qui accumulaient des obstacles pour ne pas aller au gouvernement, contre le changement en quelque sorte. Nous ne voulions plus de l’union !
La haine que les travailleurs portent à ce pouvoir, la misère et l’inquiétude pour l’emploi notamment ont fait le reste. C’est ainsi qu’un brave travailleur en arrive à voter Mitterrand. Puisqu’il est le mieux placé ! Mais aussi « puisque après tout, il n’y a pas tellement de différences entre les socialistes et les communistes ! »
Ainsi, le problème devenait de moins en moins le contenu du changement, mais tout simplement le changement.
Ainsi s’explique que bien des travailleurs ont voté pour celui qui apparaissait comme étant le vainqueur certain !
Ce sont des questions difficiles à comprendre pour le parti, car, au même moment, nous entrons au gouvernement et parlons de victoire de la gauche.
Comment s’étonner dans ces conditions que des camarades, dont le fil conducteur leur échappe, ne voient là des contradictions dont nous serions coupables !
« Une fois vous frappez sur les socialistes, et maintenant vous passez des accords avec eux, effaçant d’un coup toutes les critiques. Vous vous découvrez 100 points de convergence avec eux ! »...
(…) Nous devons nous interroger sur ce qui s’est passé, sur le fait que nous n’avons pas décelé ce qui allait se passer : sur le recul du parti (nous n’avons pas vu partir les 4%) ; sur la victoire de Mitterrand. J’en tire l’enseignement que si notre travail est de convaincre, il est aussi d’écouter. Sinon, il n’y a pas d’échange suffisant entre le haut et le bas du Parti.
Il y a absolue nécessité à réunir tout notre monde, d’avoir de la patience, d’écouter même beaucoup de choses qui ne nous font pas plaisir.
La patience va jouer un grand rôle, et, sans tomber dans le laxisme, ni sans laisser dire n’importe quoi sans riposter, il faudra laisser les camarades s’exprimer, car j’ai la ferme conviction que les incompréhensions disparaitront par la discussion.
« il faut, m’a dit un camarade, que la famille communiste réagisse en famille, qu’elle aide chacun à se tourner vers l’extérieur, vers l’avenir. » Cela ne veut pas dire fermer les yeux sur nos fautes et les incompréhensions qui se sont manifestées dans la masse des travailleurs. Le Parti n’a rien à perdre, mais tout à gagner à écouter tout le monde, même ceux qui racontent des bêtises en toute bonne foi…
(…) Un dernier aspect auquel je tiens beaucoup. C’est notre façon de diriger notre parti à notre époque. J’ai beaucoup discuté avec des camarades autour de moi, des jeunes et des moins jeunes, et qui ont de notre parti une grande expérience de fonctionnement. Notre parti n’a pas une direction suffisamment orientée vers la province. La période qui s’ouvre va être celle de la décentralisation. Les conseils régionaux vont prendre en main les principaux problèmes avec des moyens matériels et financiers accrus. Les élus des conseils régionaux vont être, comme on dit « sur le terrain » et les directions fédérales vont avoir beaucoup de travail pour orienter tout ce travail…
(…) L’ère qui s’ouvre est à mon avis dans le cadre de l’unité nationale, celle des régions. Il faudra des hommes politiques de taille régionale et nationale. Ils seront confrontés à de multiples problèmes. Ma pratique régionale me dit que si l’on s’en tient uniquement aux directives nationales sans des élus compétents pour les adapter, ils seront crispés. On mettra des garde fous partout mais sans doute manquera-t-on d’ouverture et d’initiatives pour lutter avec le PS dans de bonnes conditions. On ne peut travailler à Lille comme à Marseille, et vice versa.
(…) Les grandes luttes ces dernières périodes sont venues aussi de province. Dans le passé c’était la région parisienne qui faisait partir tous les mouvements. Les choses ont évolué. Elles ont changé. J’ouvre une parenthèse. Par exemple, quand j’examine autour de moi, je vois que toutes ces grandes usines aux nombreuses luttes sont démolies. C’est de là, de ces luttes, que sortaient des dizaines de cadres syndicaux. Aujourd’hui, j’en connais qui n’ont jamais mené une grève. Cela nous pose des problèmes nouveaux à résoudre. Il va falloir que nous tournions bien plus vers la province, vers les régions.
Or notre direction est, d’après moi, ce que je qualifie de « trop parisienne » (encore que ces deux mots ne couvrent pas tout).
Je sais bien qu’on ne peut copier ce que font les dirigeants et le PS (nous sommes deux partis différents et nous nous assignons d’autres buts). Cela dit, il n’est pas interdit de réfléchir à leur pratique. Ils ont des dirigeants qui vivent dans leur région et ont une influence certaine sur plusieurs départements…
(…) Enfin, bien des militants pensent que, notamment ces dernières années, on n’a pas suffisamment veillé à développer l’initiative des fédérations, sections, cellules. Les campagnes à répétition s’ajoutant au travail fédéral font que les sections et les cellules n’ont plus de « créneaux » pour placer leurs propres initiatives. J’étais inquiet cette dernière période de voir l’agitation souvent stérile d’un certain nombre de camarades. Aller aux usines, c’était devenu distribuer des tracts pour les permanents, alors que nos propres camarades à l’intérieur de l’usine, non convaincus ou non prévenus, passaient, prenaient le tract comme tout le monde, cependant que les ouvriers ne s’arrêtaient pas pour écouter la prise de parole. Sans réfléchir, le lendemain on allait ailleurs, avec un magnifique courage ; mais pour quel profit ? Ce n’est pas là le travail du Parti. C’est du bouche-à-tout sans lendemain. Autre chose est d’aller parler ne serait-ce qu’avec un seul militant syndical pour l’aider, pour des campagnes réfléchies, comme à Renault Douai où la campagne pour les libertés a duré deux mois.
Cette dernière période, beaucoup de sections qui négligeaient le nécessaire travail étaient arrivés à un travail d’agitation sans lendemain. Les réunions de cellule étaient devenues trop courtes et rares. Et c’était souvent des réunions au cours desquelles on distribuait des directives. On devrait faire un sondage sérieux : combien de membres du Parti se réunissent-ils par mois et combien lisent notre presse ?
Le travail en profondeur ne doit jamais être supprimé par le travail dit d’agitation. Nous ne sommes pas un parti comme les autres. Nous ne sommes pas une machine électorale des élus mais un parti révolutionnaire qui ne peut vivre qu’avec des gens convaincus, des propagandistes véritables, ce qui fait toujours notre force par rapport aux autres partis. Nous avons encore trop de méthode d’en haut. Une grande critique est faite de notre propagande. Les gens ne retrouvent pas, adaptée, la politique du parti en liaison avec leurs revendications. Et ce n’est pas facile de se faire entendre sur cette question.
De même, « Paris » est encore trop souvent le lieu « d’où on commande ». De jeunes dirigeants fédéraux ont de la peine à faire passer leur expérience. On discute rarement avec eux. Alain Bocquet me dit « Jamais on ne m’a dit Viens passer une heure avec moi, Jamais on a eu l’idée que quelqu’un mange avec moi, m’interroge, me demande mon sentiment. Après, ajoute t-il, on en a trop à dire. Et puis le comité central n’est pas toujours le bon endroit ; on ne se confie pas comme au cours d’une conversation… »
(…) Car on ne peut pas tout expliquer avec le passé. Et au sujet du passé et de notre histoire, si je souscris à l’analyse faite par le bureau politique, je me soucie que cette discussion n’aboutisse à la condamnation (le mot est peut-être fort) ou la dévalorisation du passé de notre parti. Surtout que, dans notre souci de démontrer, on observe les limites nécessaires ; que l’on ne donne pas à la bourgeoisie des arguments pour faire croire aux jeunes générations que nous n’avons que des torts et qu’on jette le doute sur notre passé.
C’est vrai que nous avons des héros, des hommes et des femmes parmi les plus purs de notre pays. Quand je vois les jeunes loups du PS, les jeunes élus qui n’ont jamais connu une grève, qui se sont toujours défilés devant les combats difficiles, dont les pères nous crachaient dessus pendant la guerre d’Algérie et du Viêt-Nam ; quand je songe à ce « chemin de tourments » qui fut le notre durant toutes ces années 1950, 1960, 1970 et toutes les luttes que nous avons menées, les nôtres valent de l’or par rapport à ce petit monde de carriéristes.
C’est pourquoi il faut expliquer aussi le climat de l’époque, et que les conditions n’étaient pas souvent réunies pour une réflexion sereine.
(…) Ce que je viens d’exposer de tend pas à diminuer mais contraire à amplifier notre analyse à cet égard et tel que je le suggère le rapport présenté au comité central. Mais veillons à ne pas donner raison à l’ennemi sur soixante années de campagnes anticommunistes. Et ce n’est pas là un attachement sentimental à l’histoire de notre parti et à ses militants. Il y a 27 ans que je suis membre du comité central et je sais que tout ne fut pas parfait, y compris dans les rapports entre les hommes. Mais ce n’est pas l’essentiel. Dans cette situation difficile que nous connaissons, tout n’est pas noir.
Ces réunions où tant de questions sont posées portent en elles une confiance nouvelle, un essor nouveau si le débat est bien mené, bien organisé.
Il faut que la famille communiste réagisse en famille et c’est une situation qui peut se retourner dans le bon sens si les choses sont bien prises.
Amitiés.
Gustave
Le mardi 30 juin 1981.