Civilisation(s): Claude Guéant ou l'odieux sentiment de supériorité
En flattant les penchants les moins civilisés (précisément) de nos concitoyens et en réactivant le «choc des civilisations», les nicoléoniens réitèrent en grand l’opération de l’«identité nationale».
Mots. Pour aller «au bout de la possibilité misérable
des mots»(Bataille), à l’épreuve de la cruauté ressentie au-delà de l’âme, nous savons que toutes les
formes de totalitarisme débutent par des mots... Pour Nicoléon et son aboyeur à pas de Guéant, il y aurait donc des civilisations «supérieures» à d’autres. La question – absurde mais
récurrente dans notre tradition ethnocentrique occidentale – est à nouveau posée
dans le cadre d’un processus électoral. Au nom d’un supposé «relativisme de gauche», elle serait taboue. Or, ce n’est ni par relativisme ni par tabou que nous refusons l’intitulé
même, mais par Raison. Cette Raison qui, au XXIe siècle, devrait nous inviter à considérer toute volonté classificatrice comme une aberration et l’expression ultime du sentiment de supériorité,
dont on sait, par l’histoire, qu’elle déclenche la foudre et attise les excès. Guéant veut nous dire: «Je suis supérieur à toi, donc je te domine.» En flattant les penchants
les moins civilisés (précisément) de nos concitoyens en manque d’estime d’eux-mêmes et en réactivant le «choc des civilisations», au moment où la crise sociale atteint des sommets
de destruction des vies, les nicoléoniens réitèrent en grand l’opération de l’«identité nationale» avec pour but de ressouder l’électorat ultra-droitier tout en éloignant les Français de
l’essentiel. Stratégie électoraliste? Oui. Mais pas seulement. L’implacable mécanique de la logique des «boucs-émissaires» par temps de crise est désormais une marque de fabrique de la droite
umpéiste et frontiste. Leur fond de commerce? Ni la crise sociale, ni les injustices, ni les inégalités... mais la peur de l’autre.
N’en doutons plus: ils adoptent ce concept idéologique par conviction. La vieille France maurassienne et pré-fascisante a repris du service. Lisez plutôt ces mots
prononcés sous le règne du prince-président:«Ce sont des guerres de civilisations que nous devons mener.»Dans la bouche des colonisateurs de la finance, par le mélange des genres et la
haine de «l’autre», rien n’est donc impossible. Difficile dès lors de ne pas penser à Pétain, qui disait lors de son procès, en juillet 1945: «Je représente une tradition qui est celle
de la civilisation française et chrétienne, face aux excès de toutes les tyrannies.»
Rejets. Ne feignons pas de croire que le fléau – comme danger, quel qu’il soit – reste cantonné dans les replis obscurs d’une lointaine géographie. L’obscurantisme menace aussi chez nous, parmi les puissants, il s’habille d’excès, de suspicions, de rumeurs, de rejets, de divisions. La démocratie républicaine est un art de poids et de mesure, de procédures, de principes intangibles et de pratiques, où la responsabilité ne saurait se déléguer. Au Palais, les digues ont lâché: plus de vigilance, plus d’esprit de mission ; place à la voracité du monde qu’ils veulent nous imposer... Sous prétexte que le mot «civilisation» ait été inventé par Mirabeau et que les Révolutionnaires s’en soient emparés pour les plus belles raisons qui puissent être imaginées – celle du progrès de l’humanité, des idées et des techniques –, il faudrait travestir l’esprit des Lumières et formuler un contresens qui nous ferait oublier l’esclavagisme, le colonialisme et pourquoi pas les camps de la mort, qui, n’en déplaisent à certains, avaient pour géographie matricielle la vieille Europe, celle de la philosophie, des Lettres, du latin et du grec ancien… La barbarie européenne n’est pas un fantasme «relativiste». Elle fut une réalité. Nous devons considérer une culture par ses nobles idéaux invariants, certes, mais aussi, comme le dit Edgar Morin,«selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ces idéaux».
Culture. Alors? Attention: de l’ordo-libéralisme de Nicoléon aux pratiques fascisantes d’exclusions et de discriminations (ethniques, politiques ou religieuses), il n’y a qu’un pas. Un pas infime que les mots occidentalocentristes franchissent souvent depuis peu. Les civilisations, dont on sait qu’elles sont «mortelles» (Valéry), ne sont pas des berceaux dorés où l’on s’endort. Elles ne peuvent exister sans une conscience inquiète, non seulement de l’état de perfection auquel l’homme croit être parvenu, mais de l’imperfection qui demeure sous le monde étoilé. Cette conscience, en déviant, en s’affolant, fait le lit des intégrismes et des nationalismes étroits. Edgar Morin a bien raison:«Chaque culture a ses vertus, ses vices, ses savoirs, ses arts de vivre, ses erreurs, ses illusions. Il est plus important, à l’ère planétaire qui est la nôtre, d’aspirer, dans chaque nation, à intégrer ce que les autres ont de meilleur, et à chercher la symbiose du meilleur de toutes les cultures. Le faux universalisme consiste à nous croire propriétaires de l’universel…» Nous sommes définitivement avec Montaigne, qui dénonçait déjà en son temps la barbarie d’une pensée qui «appelle barbares les peuples d’autres civilisations».
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 février 2012.]