En débat
Comment le dialogue social et le travail ont-ils été transformés ?
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Les mutations économiques et les évolutions de la négociation collective affectent le marché du travail.
© Vidal L/Belpress/ANDBZ/ABACAPRESS.COM
L'Humanité 5 décembre 2024
Le 15 septembre dernier, la question « Comment le syndicalisme peut faire face aux transformations du travail et de la négociation collective ? » a réuni au Village du livre de la Fête de l’Humanité Baptiste Giraud, sociologue et auteur de Réapprendre à faire grève (PUF, 2024) et codirecteur du Dialogue social sous contrôle (PUF, 2024), et Bruno Palier, sociologue et coauteur de Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences-Po et éditions du Monde, 2023).
Pourquoi se poser la question « que sait-on du travail » ?
Bruno Palier
Sociologue
L’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? trouve son origine dans le constat que le débat public s’est peu intéressé au « travail réel », à savoir à la façon dont les gens vivent le travail et produisent des services ou des biens au quotidien. Dans une période où le chômage a baissé, où la question de la rémunération du travail revient sur le devant de la scène et où une majorité de la population et d’actifs s’est mobilisée pour refuser de travailler plus longtemps dans les conditions actuelles, notre livre veut montrer qu’il y a de vrais problèmes au travail (accidents, burn-out, absence d’écoute et de reconnaissance) contrairement à ce qu’insinuent ceux qui disent que « les Français sont des fainéants ».
Comment les nouvelles technologies ont-elles affecté le travail ?
Bruno Palier : Le recours à l’ordinateur, aux logiciels ou aux algorithmes consiste trop souvent à mettre l’humain au service de la machine. Dans les usines ou dans les entrepôts, ils déterminent de plus en plus le contenu des tâches, le temps qui leur est imparti et contrôlent celui mis pour les effectuer. Dans les entrepôts, les salariés sont équipés de casque qui pilote leur travail. La soumission à la machine vise à intensifier le travail afin d’accroître la productivité. Cela complique la constitution du collectif et donc aussi la syndicalisation. On pourrait placer la machine au service de l’humain. Donner aux robots ou aux algorithmes les tâches les plus répétitives et pénibles permettrait de libérer du temps de travail au profit de l’échange avec les autres.
Comment l’intensification du travail dégrade-t-elle les conditions de travail ?
Bruno Palier : Dans l’aide à domicile, la tablette informatique, qui encadre le travail des salariés, ne considère que les tâches concrètes comme faire le ménage, les courses ou laver la personne dépendante. Aucun temps n’a été prévu pour discuter avec la personne alors que c’est une partie du métier. La concentration sur les tâches à accomplir sans temps de respiration, sans cœur et sans cerveau, dégrade les conditions de travail.
C’est difficile psychologiquement et cela conduit à une perte de sens. Ce pour quoi j’ai choisi ce travail, on ne me permet pas de le faire. C’est vrai pour les aides à domicile mais aussi pour les caristes attachés à faire « une belle palette » ou pour l’employé de supermarché qui veut faire « un beau rayon ». Une distance progressive s’instaure avec son travail au point qu’on n’a plus la possibilité de s’y investir. La partie où je mets mon cœur ou mon cerveau a été gommée par un management qui ne considère que la rentabilité et qui se trouve toujours plus distant du travail réel et de ceux qui l’accomplissent.
Le livre pointe également une polarisation du marché du travail. De quoi s’agit-il ?
Bruno Palier : Ce phénomène de fond travaille la vie politique et la vie syndicale. « Les emplois du milieu », rémunérés à 1,2, 1,5 ou 1,8 fois le Smic, qui se sont développés au cours des Trente Glorieuses, disparaissent depuis 1975. Ces emplois ouvriers ou employés moyennement qualifiés sont délocalisés ou sont remplacés par l’automatisation. La polarisation du travail se fait entre deux perspectives. D’un côté, ceux qui font des études et ont accès à des emplois qualifiés ou très qualifiés. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont heureux puisque les cadres sont aussi sous pression.
De l’autre côté, l’émergence d’un nouveau prolétariat des services dans le soin, l’aide à domicile ou dans les entrepôts. Ce sont des métiers dont le temps de travail est fragmenté et dont les lieux de travail sont éclatés et qui sont difficiles à syndiquer pour ces raisons-là. Les travailleurs qui occupent les emplois du milieu se sentent menacés et sont la cible d’un message politique qui leur dit : vous êtes négligés par les élites et menacés par les gens d’en dessous. L’enjeu est de faire mesurer que la pression s’exerce aussi bien dans les usines que dans les entrepôts ou dans l’aide à domicile et que les salariés partagent une situation commune même si elle n’est pas perçue comme telle.
A contrario de la perte de sens et de la dégradation des conditions de travail, les salariés aspirent à mieux travailler…
Bruno Palier : Dans notre livre, Dominique Méda montre que les Français sont, parmi les Européens, ceux qui attachent le plus d’importance à l’activité professionnelle. Plutôt que d’« une grande démission », il faut parler d’une « grande déception ». Les Français veulent bien faire les choses et constatent qu’on ne leur en donne pas les moyens. L’aspiration à travailler mieux peut servir de base à une mobilisation syndicale. Il faut parler des conditions de travail pour les améliorer. Il faut donner une voix aux salariés pour qu’ils aient leur mot à dire sur la façon dont leur travail est organisé. Du côté des politiques, il faut politiser la question. Est-ce qu’on va en rester à une situation où le travail est considéré comme un coût ou est-ce qu’on considère qu’il est essentiel à la construction de l’identité des individus et un pilier du fonctionnement correct de notre société ?
Les transformations du travail sont liées à celles des relations professionnelles. Comment les règles de celles-ci ont évolué ?
Baptiste Giraud
Sociologue
Notre ouvrage collectif, le Dialogue social sous contrôle, propose un état des lieux des réformes du dialogue social. Depuis celle de Fillon en 2003 jusqu’à celles de la présidence d’Emmanuel Macron, elles ont modifié les règles pour faciliter la recherche de la compétitivité. Elles ont organisé une subversion radicale de la logique de la négociation collective.
Depuis leur généralisation par le Front populaire en 1936, la négociation collective a pour pilier principal les branches auxquelles se sont ajoutées les négociations d’entreprise avec les lois Auroux de 1982. La négociation est alors pensée comme un droit des salariés et de leurs représentants pour obtenir des progrès sociaux. À de rares exceptions, les accords ne pouvaient déboucher que sur une amélioration des droits.
Les « ordonnances travail » adoptées sous le quinquennat de Macron ont bouleversé cette logique en permettant, dans une majorité de domaines, de déroger par accords d’entreprise aux accords de branche, pour baisser, par exemple, la rémunération des heures supplémentaires. Les gouvernements ont l’habitude de se féliciter du plus grand nombre d’accords d’entreprise signés chaque année en France (90 000 en 2023).
Est-ce une bonne nouvelle?
Les nouvelles règles de la négociation collective conjuguées au rapport de force dans les entreprises aboutissent à des accords toujours plus favorables aux employeurs. Dans les entreprises où les syndicats sont présents et la main-d’œuvre qualifiée, la négociation collective permet d’obtenir des compromis favorables aux salariés car les employeurs ont besoin de les fidéliser. Ailleurs, dans le meilleur des cas, la négociation est bloquée. Dans 6 entreprises sur 10, les syndicats sont absents.
Quand ils sont présents, par exemple dans les entreprises de services qui emploient une main-d’œuvre moins qualifiée, plus facilement interchangeable, ils négocient dans des conditions beaucoup plus défavorables : les directions d’entreprise voient nettement moins leur intérêt au compromis et sont souvent prises dans des rapports de dépendance économique.
La capacité des syndicats à mobiliser est réduite. Les compromis sont plus faibles et, pire encore, la négociation d’entreprise peut servir à dégrader la condition salariale. Le risque est donc que la négociation d’entreprise devienne d’abord un outil managérial permettant d’ajuster et de subordonner de façon croissante la logique du compromis salarial à la logique de la rentabilité financière.
En même temps, les règles de la représentation ont été profondément transformées…
Baptiste Giraud : Les « ordonnances travail » ont généralisé la possibilité de négocier avec des élus non syndiqués, qui n’ont jamais été formés ou qui sont pris dans des rapports de domination très étroits avec leur employeur. Certains employeurs choisissent eux-mêmes les élus et en font des sortes de relais RH (ressources humaines).
La signature des élus apparaît alors comme une ratification juridique d’une décision unilatérale de l’employeur. Rappelons, par ailleurs, qu’il n’existe aucune obligation légale de conclure un accord, juste une obligation à entrer en négociation. Là où les syndicats sont faibles, l’alternative qui est posée est entre ce que propose l’employeur ou rien.
Qu’a changé l’instauration du comité social et économique (CSE) ?
Baptiste Giraud : La fusion de ces trois institutions (délégués du personnel, CE, CHSCT) a entraîné la disparition d’un tiers des élus en l’espace de cinq ans. Les élus qui restent ont hérité de mandats gigantesques. Le gouvernement a affirmé vouloir renforcer le dialogue social de proximité, mais il a fait l’inverse en éloignant les salariés de leurs représentants. Devenant de véritables professionnels de la représentation, ils passent leur temps dans des instances. Cela affaiblit l’ancrage militant des organisations syndicales. L’éloignement des élus du travail, conjugué à la disparition des CHSCT, affaiblit considérablement leur capacité à porter les enjeux du travail et des conditions de travail dans leur mandat.
Comment expliquez-vous que les salariés les plus exposés à l’arbitraire patronal sont ceux qui ont moins recours à la grève ?
Baptiste Giraud : Réapprendre à faire grève revient sur cette énigme de la sociologie qui veut que les travailleurs, en l’occurrence des travailleuses dans leur majorité soient les moins enclines à faire grève alors qu’elles ont plus de raisons de le faire. Pendant deux ans, j’ai enquêté à Paris sur l’activité des militants de l’union syndicale du commerce CGT qui tentent d’organiser ceux que Bruno a appelés « les prolétaires des services », les femmes de chambre, les ouvriers de la logistique… Le livre s’oppose à une vision romantique de la grève : moment de bonheur ou de joie et facile à faire. Il refuse aussi la vision misérabiliste de ces salariés.
Ce n’est pas parce qu’ils font moins grève qu’ils subissent sans résister. Ils opposent au contraire des formes d’indocilité, voire d’insubordination au travail. Le niveau élevé de turnover dans ces collectifs de travail en est une manifestation. Plus difficile est le passage à l’action collective. Cela s’explique par le fait que ces salariées occupent des emplois précaires ou perçoivent des revenus très modestes. Cela s’explique aussi par leur éloignement de la culture syndicale. Faire grève peut faire peur et ne fait pas forcément sens.
Cela nécessite un apprentissage militant. Le livre met aussi en débat les verrous organisationnels qui font obstacle à la grève. Les syndicats sont en difficulté pour prendre en charge ces salariées. Dans le cas de celui que j’ai suivi, ils ne sont que deux permanents et demi pour des secteurs qui emploient plus d’un million de salariés.
Cela entrave très concrètement la capacité d’un syndicat comme la CGT à se développer dans ces mondes du salariat et à mener un travail pérenne d’éducation à la lutte syndicale. Cela pose donc la question de l’adaptation des structures du syndicat et de l’allocation de ses ressources pour les mettre au service de l’organisation des travailleurs et des travailleuses de ces secteurs.
Bruno Palier : Le monde politique et médiatique n’a pas pris conscience de la transformation profonde de la distribution des métiers en France. Pendant le Covid, on a applaudi chaque soir les travailleuses et travailleurs dits essentiels car leur travail était indispensable à la survie des autres et au fonctionnement de notre société.
Ce sont les travailleuses et les travailleurs de la santé, du service aux autres, de la logistique, de l’eau, de l’énergie et de la collecte des déchets. Ils représentent 32 % des emplois, essentiellement occupés par des femmes ; beaucoup sont à temps partiel. Ils sont en moyenne 20 % moins bien rémunérés que les autres.
Les conditions de travail sont aussi particulièrement difficiles. Certains produits ménagers comme l’eau de Javel ne sont pas considérés comme dangereux alors que leur usage à la longue génère des cancers. Porter une personne âgée, l’aider à se lever ou à se coucher, porter plusieurs dizaines de fois un bébé par jour, c’est manipuler des charges lourdes.
Il faut changer nos mentalités et regarder où se situent les prolétaires et les classes exploitées aujourd’hui. Il existe un rapport d’exploitation entre « les cerveaux », les salariés diplômés ou très diplômés et celles et ceux qu’ils considèrent comme leurs « servants » qui font leur ménage, s’occupent de leurs enfants… Il faut prendre conscience de ce nouveau rapport de domination pour organiser du partage entre ces deux classes.
Baptiste Giraud : Cela exige du côté des syndicats à repenser leurs manières de s’organiser pour être en capacité non seulement à mieux prendre en charge la défense des intérêts des salariés les plus précaires, mais aussi pour faire vivre les solidarités de classe en soutien à leurs luttes. Elles sont d’autant plus nécessaires face à un patronat très pugnace qui oppose, dans ces secteurs, une résistance très forte au syndicalisme, obligeant de façon récurrente à des conflits très longs.