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Regards.fr. Dans quel contexte politique surgit la mobilisation de 1984 contre la loi Savary ?
Danielle Tartakowsky. La manifestation pour l’école privée n’éclate pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. À partir d’avril 1983, au moment de l’adoption par le gouvernement Mauroy du plan de rigueur, une série de manifestations à dimension catégorielle naissent en France dans des lieux ancrés très à droite. L’agitation débute dans les UFR de médecine, elle gagne les internes, les chefs de clinique, l’université. Le mécontentement s’étend aux agriculteurs, sur autour des montants compensatoires européens, dans un contexte surdéterminé par le plan de rigueur. Elle gagne les petites et moyennes entreprises qui décident, c’est relativement original, de manifester le 1er mai contre la politique de François Mitterrand. La mobilisation contre la loi Savary surgit en mai 1983, alors que débute le débat parlementaire. Des manifestations de déroulent dans les grandes villes de province telles que Bordeaux, Lyon, Rennes, Lille… Et à Versailles ! Ce n’est pas une première : en 1924, une manif catholique avait déjà eu lieu contre l’extension des lois laïques en Alsace-Lorraine. Il y en aura d’autres à chaque fois que la question scolaire resurgira. Versailles, qui possède une histoire lourde, accueille un défilé de très grande envergure. À la veille des débats parlementaires, l’épiscopat essaie de calmer le jeu, en rappelant que la décision finale reste au Parlement et que dans un pays démocratique, il est de la responsabilité politique des élus de légiférer. C’est par le biais de l’Udapel que la deuxième étape s’organise : l’Union départementale de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre lance un appel à une manif parisienne. Une initiative inédite dans l’histoire des catholiques français !
Pourquoi est-ce inédit ?
Traditionnellement, pour éviter toute opposition frontale avec le pouvoir, les catholiques ne manifestaient pas à Paris. Cette fois, l’Udapel demande à pouvoir défiler de la Concorde à l’Etoile. On doit à la manif gaulliste du 30 mai 68 cette réappropriation d’un espace de légitimité revendiqué par les cathos et la droite. Ce parcours est évidemment refusé. À défaut, le Champ de Mars ou l’esplanade des Champs Elysées sont demandés. Nouveau refus de la préfecture qui propose des rassemblements plus périphériques, autour de la porte Maillot et de la Défense. L’intérêt, c’est que ce trajet non centrifuge rentrait dans la logique des manifestations de province. Finalement, un accord est trouvé pour que les quatre cortèges convergent à la Bastille. Au regard de la volonté initiale de manifester dans l’espace de la souveraineté nationale, cela peut apparaître comme un recul. Mais cette convergence conduit les forces catholiques, escortées par la droite et l’extrême droite, à se réapproprier l’espace par excellence des manifestations populaires. Ce phénomène de captation leur permet de se poser comme un mouvement populaire, ce qui n’aurait pas été possible dans l’Ouest parisien. Avec un mot d’ordre central en référence au poème d’Eluard : « Liberté ». La volonté affirmée de l’Udapel de ne pas être récupérée politiquement n’empêche pas, dans un contexte éminemment politique, toute une opposition de droite de se structurer autour de ce mot d’ordre d’abord confessionnel.
C’est un succès ?
Cette manifestation nationale, l’une des plus puissantes réunies à Paris, pousse le président de la République à retirer le projet de loi le 12 juillet. François Mitterrand annonce que le gouvernement va déposer un nouveau projet de loi sur les rapports entre l’Etat et l’enseignement privé. Dans les heures qui suivent, Alain Savary, ministre de l’Education donne sa démission, et trois jours plus tard, le gouvernement de Pierre Mauroy démissionne. Pour la première fois de façon aussi centrale et immédiate, une manifestation a réussi à venir à bout d’un projet de loi, d’un ministre et même de tout un gouvernement. Elle va par ailleurs amplifier le tournant de la rigueur. Pour autant, elle n’a pas été vécue comme une crise politique majeure comme le furent les mobilisations de 1934 et de 1968. La manifestation de rue apparaît comme un moyen de peser sur l’exercice de la souveraineté parlementaire. S’ouvre alors une période de 10 ans, jusqu’en 1995, durant lesquels les manifs fonctionneront comme des modalités de referendums d’initiative populaire. Cela a souvent été dénoncé sous les gouvernements, et notamment pendant le quinquennat de Nicolas sarkozy. Ils oublient que c’est une vraie, puissante, manifestation de droite qui a édifié ce rapport nouveau entre la rue et l’exercice de la souveraineté parlementaire.
Aujourd’hui, les manifs de droite contre le mariage gay rappellent-elles celles de 1984 ? Cette date est-elle pour la droite une référence assumée ?
J’ai été très frappée de voir en 1984 que la droite ne mobilisait pas les manifs de 1924-25. Jusqu’à cette date, peut-être un peu au-delà, la droite n’a pas entretenu une mémoire de ses rapports à la rue. De même, il y a deux ans, quand Sarkozy a appelé à manifester le 1er mai, il n’a fait référence ni au 1er mai du RPF, ni à celui du général De Gaulle sous l’Occupation. On assiste pendant longtemps à une occultation du rapport à la rue, perçu comme non conforme à l’essence d’une droite qui se vit comme une force de gouvernement. Celle-ci oublie qu’il lui est arrivé de s’en servir avec beaucoup d’efficacité. Si 1984 est une manifestation refondatrice pour la droite, c’est sans doute parce que la question scolaire est structurante en France de part et d’autre. Aujourd’hui, on peut faire un lien entre cette question et celle du mariage gay. Toutes deux touchent à l’essence de la société chrétienne : la famille. Ces objets interrogent le droit du père et de la mère sur l’éducation des enfants ou sur la procréation. Les catholiques se sentent attaqués au cœur de ce qui fait leur essence. Comme en 1984, les manifs contre le mariage homo permettent aujourd’hui aux forces de droite de se rassembler autour d’un phénomène de rejet confessionnel qui n’exclut pas des appropriations et récupérations plus politiques. Cette mobilisation confessionnelle et sociale de l’église catholique est le moyen pour d’autres forces affaiblies politiquement, en l’occurrence l’UMP, de se refaire une santé sur un sujet qui s’inscrit dans les tréfonds de la société française. C’est la grande intelligence et la grande force de cette droite française que d’être capable d’user de la carte confessionnelle.
Regardez la conférence La manif’, histoire des mobilisations de rue par Danielle Tartakowsky. Une vidéo produite en 2002 par Regards, en partenariat avec la fondation Gabriel Péri et Espace Marx.