Dans l’ombre de la City, ce quartier populaire subit de plein fouet les effets de la
crise économique. Accroissement du temps partiel, baisse du plein-emploi : la lutte contre la précarisation est au quotidien.
Londres, envoyé spécial
La vieille et opulente City et les tours modernes de Canary Wharf masquent l’East End. Ce monde de
l’ombre marquée par les migrations successives (la plus récente étant celle des Bangladais) ne se livre pas facilement. Du passé, il a gardé l’histoire âpre des tisserands, des tailleurs,
des dockers et du début du mouvement syndical. Mais aussi de Spitalfields à Whitechapel, il a longtemps traîné une réputation de soufre, Jack the Ripper (Jack l’Éventreur) y a
sévi.
Aujourd’hui East End, bouillonnant d’activités de services, de petites entreprises, et sans grâce, est
aussi un territoire de précarité et de pauvreté. À peine dix-huit ans, Mark Lucas entame son énième job, le dernier en date, poseur de parquet pour un salaire horaire minimum de 4,85 livres
(1 livre égale 1,15 euro). À sa grande honte il confie avoir dû recourir à un prêteur sur gage à Barking, à qui il a temporairement cédé une montre, contre 50 livres, afin de pouvoir
prendre les transports et honorer sa première semaine de contrat. « Si mes parents le savaient, ils me tueraient, mais je ne voulais rien leur demander », dit-il. Ce n’est pas
faute d’avoir démarché auprès de Job Centre Plus (agence pour l’emploi) où il était inscrit après trois semaines d’inactivité : « Ils n’ont rien voulu savoir, ils m’ont répondu
que je ne n’aurai rien, ils n’incitent pas vraiment les gens à travailler. » Seule consolation pour Mark, il s’est empressé avec son premier salaire de racheter sa montre, y laissant
au passage une dizaine de livres supplémentaires à l’usurier.
En Angleterre, le salarié a le « droit » de travailler autant qu’il veut notamment par le biais
de l’opt-out
Des histoires semblables sont légion, de Brick Lane à Bethnal Green and Bow, où les portes d’une vie un
peu meilleure se referment les unes après les autres faute de solvabilité. Le travail temporaire forme une armée de salariés exploités. Comme Sadie Taylor, une jeune mère de deux enfants,
contractuelle dans un centre d’appels pour les télécommunications. Elle raconte son univers quotidien, un salaire moitié moins que celui d’un salarié permanent, congés amputés, absence de
cotisations retraite, ni congés de maladie, ni congés de maternité. « C’est une véritable discrimination. J’ai dû arracher des horaires aménagés pour les enfants quand ils sont
octroyés automatiquement, aux autres, déclare Sadie. Vous êtes piétiné. Les organismes de crédit ne vous accordent pas de prêt parce que vous êtes “temporaire”. J’essaie de positiver pour
les enfants. Mais que c’est démotivant ! »
En Angleterre, le salarié a le « droit » de travailler autant qu’il veut notamment par le biais
de l’optout (refuser de), une disposition lui permettant de lever l’obligation des 48 heures hebdomadaires légales. Une aubaine pour les patrons. Cet instrument favorise la flexibilité tous
azimuts de l’économie, constitue pour les syndicats des TUC (Trades Union Congress) un « terrible abus » au détriment des travailleurs. C’est un véritable chantage à l’emploi.
Pour ceux qui en ont un. Car nombre de Britanniques ont quitté le circuit, et parfois depuis longtemps. C’est la face cachée du new deal monté au pinacle de la réussite économique des
années Blair. La bonne performance britannique résultait aussi alors des efforts déployés par le gouvernement pour évincer le maximum de personnes des statistiques du chômage, aujourd’hui
plus de 2,5 millions. Elles ne prennent toujours pas en compte les 2,5 millions d’adultes sortis des chiffres considérés comme inaptes au travail.
L’année 2009 a été particulièrement difficile pour la famille d’Andy et Gala Wallace et leurs trois
enfants. Ils ont été frappés de plein fouet par les retombées de la crise financière quand, il y a quatorze mois, Andy a perdu son emploi de conseiller hypothécaire auprès d’une banque.
Depuis Andy, trente-neuf ans, suit une reconversion pour devenir chauffeur de taxi. Julie occupe un poste à mi-temps dans un supermarché, et l’ordinaire du couple est amélioré grâce à la
garde d’enfants à domicile, non loin de l’école de Bethnal Green. Selon l’institut de recherche Resolution Foundation, 14 millions de Britanniques, dont le salaire annuel brut est compris
entre 13 500 et 25 800 livres, sont considérés comme des travailleurs pauvres. Ils ont soit perdu leur emploi ou se sont vu imposer une réduction de leur temps de travail en raison de la
récession. Ils n’ont pas d’épargne et ont du mal à joindre les deux bouts. Pour Sophia Parker, directrice de la fondation, « ces gens sont oubliés, ils sont victimes du système et en
grande difficulté financière ». Elle ajoute qu’ils sont trop riches pour être admissibles aux prestations de l’État mais qu’ils n’ont aucune possibilité de se retourner.
Résultat : « Ils luttent pour conserver leur indépendance économique. » « Je ne peux pas dire que c’est facile, nous confie Andy. Nous recevons les allocations
familiales et le crédit d’impôt, le cinquième seulement du revenu mensuel. Mais je n’ai pas de dette et aucune carte de crédit. Nous avons fait une croix sur nos vacances. J’ai également
arrêté de payer mes cotisations retraite. » Sa seule planche de salut, désormais, faire le taxi.
Les droits liés au travail sont essentiels pour surmonter la pauvreté
À l’opposé de East End, au nordouest de Londres, dans le quartier de College Park où se mélangent
ouvriers et classes moyennes, et de multiples communautés, Daniel Blaszkiewicz attend patiemment sur son canapé que son employeur, un sous-traitant pour le métro de Londres, daigne lui
confirmer par téléphone le renouvellement de son contrat pour le week-end du 1er Mai. Daniel est ingénieur en sécurité dans le métro, originaire de Gdansk. « Pour rien au monde »
il ne souhaite repartir, le travail le week-end, 200 livres par jour, lui rapporte autant qu’une semaine pleine, en tout cas beaucoup plus qu’en Pologne. « De temps à autre je passe un
autre contrat avec une société d’affichage en tant que colleur pour arrondir les fins de mois et payer la maison. » Anna, sa femme, est lady cleaner, femme de ménage à
domicile.
L’affaire a failli se gâter pour Daniel et ses 200 collègues quand sa compagnie privée, intervenant pour
le compte du tub, a décidé de réduire de 11 % le salaire contractuel et de supprimer des emplois. Si les négociations ne sont toujours pas achevées, la majorité des salariés a signifié
tout net son refus de telles propositions et dans un même élan, la majorité d’entre eux a adhéré au syndicat RMT. « Pour se défendre », ajoute Daniel, amusé. Il voit poindre
cependant avec anxiété l’après-élection, l’austérité, et un mauvais coup de sa compagnie pour mener à terme ses projets contre eux. Tout au long des treize années de pouvoir travailliste
les politiques sociales et d’emploi ont consisté à rendre les Britanniques, salariés ou chômeurs, personnellement responsables de leur sort, la compétitivité à outrance rognant toujours
plus sur les garanties sociales. Dans ce contexte les trades union, en association avec une multitude d’associations, d’ONG et organisations confessionnelles, ont posé publiquement la
question sociale en termes de citoyenneté et de dignité, en lançant une grande campagne « Fair Jobs », des emplois justes. Selon l’une des animatrices de cette coalition, Frances
O’Grady des TUC, « les droits liés au travail sont essentiels pour surmonter la pauvreté ». La proposition est la définition d’un statut de l’emploi pour assurer les protections
sociales fondamentales. Car les Daniel, Sandy et des millions d’autres ont trop la hantise du lendemain.
BERNARD DURAUD