Social et Économie
« Le capitalisme vert n’existe pas »
: à HEC, le CAC 40 ne fait plus rêver
Un vent de colère inédit secoue les grandes écoles françaises. Des étudiants s’en prennent aux limites de leur enseignement et cherchent à s’inventer un autre futur, loin des injonctions libérales en vigueur. Jusqu’où ira la fronde ?
L’Humanité le 20 mai 2024 Cyprien Boganda
Le 23 mai 2023, des étudiants d'HEC interrompent les Climate Days d'HEC, où TotalEnergies et Shell étaient invités.
© capture d'écran Youtube
Ce jour-là, la belle mécanique s’est enrayée. En général, les remises de diplôme dans les grandes écoles donnent lieu à de pénibles numéros d’autocélébration, où triomphe l’entre-soi des pépinières de l’élite.
Pas cette fois. En cette mi-mai 2022, les huit étudiants d’AgroParisTech qui s’avancent un peu intimidés sur la scène de la salle Gaveau, dans le 8e arrondissement de Paris, s’apprêtent à prononcer un discours qui va marquer l’histoire de leur école et, accessoirement, cartonner sur YouTube.
« Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours », cinglent-ils, avant d’attaquer les pratiques de l’agrobusiness et les mirages de la « croissance verte ».
C’était il y a deux ans. Deux ans pendant lesquels beaucoup ont moqué la « radicalité » de doux rêveurs, qui, disait-on, ne tarderaient pas à rentrer dans le rang une fois l’ivresse retombée. Mais, aux dernières nouvelles, aucun d’entre eux n’a intégré Bayer-Monsanto.
Une remise en cause du modèle néolibéral
Mieux, la plupart poursuivent une carrière en marge des sentiers battus, à l’image de Théophile Duchateau, 26 ans, qui fait partie d’un collectif, monté avec des anciens de l’école, comprenant une entreprise de maraîchage, un paysan boulanger et une brasserie locale.
« J’habite dans une ferme située dans un hameau de 80 habitants, entre Lautrec et Castres (Tarn), nous explique le jeune homme, diplômé en agroforesterie. Pour gagner ma vie, je cumule RSA et cours particuliers de maths et de physique. Cela me laisse le temps de faire des choses à côté, notamment de donner un coup de main à des actions militantes ». Parmi ces actions militantes figure notamment sa participation à la ZAD locale, opposée à la construction de l’autoroute A69.
Le discours d’AgroParisTech n’a rien d’un coup d’éclat isolé, mais s’inscrit dans une lame de fond qui secoue les grandes écoles depuis plusieurs années, où l’on voit des élèves remettre en cause à la fois le contenu de leur enseignement et l’avenir soigneusement balisé qui s’offre à eux. Le 12 avril 2024, 600 étudiants et anciens membres de Polytechnique ont adressé une lettre ouverte à la direction de l’établissement, pour réclamer que « les questions sociales et environnementales » y deviennent enfin la « colonne vertébrale » de leur formation.
Le 15 novembre 2023, un collectif de 1 240 étudiants de grandes écoles et d’universités publie une tribune, pour dire qu’ils « ne travailleront pas pour BNP Paribas tant qu’elle financera le développement des énergies fossiles ». Six mois auparavant, des étudiants d’HEC perturbaient une table ronde sur le climat organisée sur leur campus, pour dénoncer la politique climaticide des groupes pétroliers. En novembre 2022, le même campus assistait, médusé, à l’organisation d’un sit-in d’étudiants mécontents de la présence de TotalEnergies au sein de l’établissement.
Ces événements suffisent-ils à repeindre les grandes écoles en repaires de zadistes ? Évidemment, non. Pas plus qu’ils n’annoncent de « grand soir » imminent sur le campus d’HEC. Néanmoins, ils témoignent d’un début d’une remise en cause du consensus néolibéral, qui s’exprime avec plus ou moins d’intensité selon le niveau de politisation ou la trajectoire personnelle des étudiants.
« Chez certains élèves, il y a la volonté de mettre ces questions au cœur de sa vie quotidienne, quitte à gagner cinq fois moins que s’ils bossaient dans la finance. » Arthur Gosset, documentariste, ancien élève de Centrale Nantes
Chez certains, l’écologie avant le salaire
Chez les « déserteurs » ou « bifurqueurs » (surnom donné aux plus remontés), il est hors de question d’aller travailler pour une boîte du CAC 40. Comme pour la plupart des jeunes de leur génération, c’est la crise climatique qui a joué le rôle de catalyseur.
Jeune documentariste passé par Centrale Nantes, Arthur Gosset a rencontré de nombreux « déserteurs », un peu partout en France. Il situe le point de bascule autour de 2018. « Plusieurs événements ont contribué à la conscientisation à ce moment-là, analyse-t-il : la signature d’un manifeste d’étudiants pour le réveil écologique, l’annonce que nous vivions l’année la plus chaude jamais enregistrée en France, la démission de Nicolas Hulot en direct à la radio… Nous étions un bon tiers de ma promo à participer aux marches pour le climat cette année-là. »
Sans surprise, les enjeux climatiques se sont largement imposés dans les esprits. « Dans n’importe quelle grande école, 95 % des étudiants lèvent la main quand vous demandez qui se sent concerné par les enjeux écolos, poursuit Arthur. Et chez certains élèves, il y a la volonté de mettre ces questions au cœur de sa vie quotidienne, quitte à gagner cinq fois moins que s’ils bossaient dans la finance. »
À sa sortie de l’Essec, Albane aurait pu travailler dans la finance ou l’audit, mais elle a opté pour un poste de chargée de mission chez un bailleur social, où elle s’est occupée de construction bas carbone. « Je ne suis pas sûre d’être “câblée” pour travailler pour une grosse entreprise, sourit-elle. J’ai eu ce luxe de ne jamais avoir été en forte dissonance cognitive avec mes convictions. »
Pour celle qui se décrit comme « assez radicale », l’écologie ne peut s’envisager que sous un prisme politique. « Le capitalisme vert n’existe pas, tranche-t-elle. On ne pourra pas régler la crise climatique en restant dans un modèle économique qui repose sur l’exploitation des gens et de la nature. »
Une remise en cause des dogmes libéraux
Beaucoup des étudiants que nous avons interrogés se disent exaspérés par l’influence tentaculaire exercée par les grandes entreprises sur les campus, depuis le contenu des cours jusqu’à la vie scolaire. C’est le cas de Maxime *, élève d’une prestigieuse école d’ingénieurs, qui raconte comment les cabinets de conseil prospectent directement dans son école : « Ils peuvent venir sur le campus, réserver une salle où ils serviront du champagne aux étudiants désireux d’en apprendre plus sur leur métier. Ou alors, ils invitent une quarantaine d’entre nous à venir visiter leurs locaux parisiens, avec un buffet à la fin. »
Détail croustillant, Maxime nous explique que c’est KPMG, géant de l’audit, qui a financé le week-end d’intégration de sa promotion : « De grosses soirées dans un camping du sud de la France, pour apprendre à se connaître… Pour KPMG, c’est évidemment une manière de faire du lobbying. »
Dans ces conditions, les plus engagés ont bien du mal à ne pas ruer dans les brancards. Louis Fidel ne colle pas vraiment à l’image qu’on se fait d’un étudiant d’HEC, d’où il vient pourtant tout juste d’être diplômé. Issu d’une famille « dotée d’un fort capital culturel », plutôt marquée à gauche, il avoue en riant que son séjour dans le prestigieux établissement a contribué à le « radicaliser ».
« On nous inculque les idées économiques dominantes sans la moindre remise en question, assure-t-il. Contrairement à ce qu’on imagine, on fait très peu de théorie en école de commerce. Ce sont surtout des cours de comptabilité, avec des méthodes présentées comme tombées du ciel, et de la finance d’entreprise, où on nous apprend qu’une boîte qui ne distribue pas de dividendes à un rythme suffisant est une société qui fonctionne mal… »
« Les grandes banques ou les grosses boîtes du CAC 40 font de moins en moins recette parmi nous »
À l’inverse de beaucoup de ses camarades, Louis n’est pas tenté par le secteur privé, au contraire. « La priorité aujourd’hui, c’est de reconstruire le service public, car c’est le seul moyen pour que la société tienne le coup face à la crise généralisée dans laquelle nous sommes en train de nous enfoncer, estime-t-il. Je ne vois pas comment des entreprises privées aiguillonnées par la concurrence pourraient satisfaire nos besoins fondamentaux. »
Même si le discours de Louis reste minoritaire sur les bancs d’HEC, il témoigne d’un vaste mouvement de conscientisation à l’œuvre dans les grandes écoles, que des (rares) études permettent de mesurer. Directrice des activités carrière de l’Edhec, Manuelle Malot a créé le NewGen Talent Centre, qui s’intéresse aux aspirations des surdiplômés depuis 2012.
Tous les ans, le centre mène des enquêtes auprès de 10 000 jeunes issus d’établissements comme l’HEC, l’Essec, de grandes écoles d’ingénieurs et quelques universités. « Il y a dix ans, les jeunes diplômés ne parlaient que de décrocher un emploi à l’international, explique-t-elle. Autour des années 2016-2017, on a vu poindre une nouvelle aspiration, qui n’a fait que croître depuis : celle de “contribuer utilement à la société” (sur le plan social et environnemental). C’est devenu leur second objectif dans nos enquêtes, après le développement de leurs compétences. »
Elle note également que le profil « compétiteur », attiré par un poste de dirigeant d’entreprise et une forte rémunération, ne représente plus « que » 31 % des jeunes de grandes écoles interrogés aujourd’hui, contre plus de 85 % il y a dix ans. À l’inverse, le profil « engagé » est passé de moins de 5 % à 23 %. Les étudiants se sentant les plus proches de ce profil privilégient des secteurs comme les ONG, l’économie sociale et solidaire, l’éco-industrie ou l’environnement.
Ce qui ne signifie pas que ces choix de carrière soient devenus majoritaires : dans le top 15 des secteurs préférés par l’ensemble des interrogés, celui des banques occupe toujours la première place, devant les cabinets de conseil… Néanmoins, le secteur de « l’éco-industrie-environnement » fait une percée méritoire, à la cinquième place dans le dernier baromètre que nous avons consulté.
« Cela change très vite, veut croire un étudiant d’HEC, qui soutient les actions militantes menées contre TotalEnergies sur le campus. Les grandes banques ou les grosses boîtes du CAC 40 font de moins en moins recette parmi nous. » Dans le temple de la pensée néolibérale, le grand capital semble un peu moins en odeur de sainteté. Nous nous sommes procuré plusieurs sondages réalisés par des étudiants d’HEC auprès de leurs camarades lors de la présidentielle.
En 2017, près de 52 % des quelque 700 sondés disaient avoir voté pour Emmanuel Macron au premier tour. Sur le campus, la gauche n’atteignait même pas la barre des 15 %. Mais en 2022, le président sortant perd plus de 12 points parmi les étudiants, alors que la gauche double son score, pour atteindre 33 % des voix (grâce, pour l’essentiel, aux scores de Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot). La prochaine présidentielle confirmera peut-être cette montée en puissance de la « radicalité » à HEC…