Vous attendiez-vous à ce mouvement de libération dans le monde arabe ?
Farouk Mardam-Bey. On avait tous, dans le monde arabe, le sentiment que la situation ne pouvait plus durer. Mais
personne ne s’attendait à ce que ça change si vite, ni en Tunisie ni en Egypte. Qui pouvait imaginer que l’immolation de Mohamed Bouazizi provoquerait cette irruption de la
jeunesse tunisienne , mettrait la population dans la rue pour renverser une dictature aussi dure en si peu de temps? De même, qui savait qu’en Egypte existait une jeunesse aussi
déterminée, avec une telle maturité politique ? Nous sommes devant une force politique nouvelle qui a tiré les leçons des erreurs passées pour avancer par des revendications
concrètes comprises par l’ensemble de la population : liberté, dignité, justice sociale. Pour la Libye, il fallait aussi une étincelle, et elle est venue de l’est, le 17
février : le pouvoir avait jeté en prison les avocats qui réclamaient justice pour le massacre des 1200 prisonniers d’Abou Selim en 1996. Jusque là, l’ombre extravagante de Kadhafi
occultait la détresse du peuple libyen, et les puissants de ce monde, en échange de juteux contrats, ont fini par lui pardonner tous ses crimes ... Si les protestations se sont
transformées en un véritable soulèvement populaire, c’est parce qu’après la Tunisie et l’Egypte, le mur de la peur s’est effondré. Les Arabes ont maintenant partout le
sentiment que renverser un dictateur est de l’ordre du possible. .
D’où vient ce mouvement général ?
Farouk Mardam-Bey. Il y a deux séries de données. Des données historiques connues de tous. A partir des années 70, le monde
arabe a basculé dans un système essentiellement despotique. Il y a eu une série de coups d’Etat après la défaite de 1967 : en Irak, en Libye, au Soudan, en Syrie ; et en 1970, la mort de Nasser
qui incarnait une certaine légitimité populaire par sa lutte contre l’impérialisme. A la même époque, on a assisté à l’inversement de la tendance à la sécularisation qui avait commencé au
XIXème siècle avec le mouvement de réforme institutionnelle et de renaissance culturelle. Parallèlement à la révolution iranienne, c’est le début de l’islamisme djihadiste dans le
monde arabe, avec le djihad afghan financé par l’Arabie saoudite et porté par les Etats-Unis. Si bien qu’on est arrivé à cette « alternative » imposée aux peuples arabes : soit
des régimes despotiques prédateurs, soit l’islamisme. Mais il existe d’autres données : des tendances très profondes signalées par les démographes qui vont au contraire dans le
sens de l’affirmation de l’individu et d’une place grandissante des femmes dans la vie sociale. Malgré les signes extérieurs qui peuvent être trompeurs, par exemple le port du voile,
l’indice du travail féminin augmente dans tous les pays arabes, et avec lui une baisse de la natalité. Ce sont des données lourdes souvent ignorées des politiques. Dans les deux premières
révolutions, toute la
population a participé. Il n’y a pas eu de mot d’ordre à caractère religieux. Même en Libye où la religiosité populaire est très forte, la revendication est claire : un
gouvernement civil, des élections libres, une Constitution démocratique permettant à tous de participer à la vie politique.
Ces bouleversements étaient-ils perceptibles à travers les auteurs et les œuvres que vous publiez
?
Farouk Mardam-Bey. Oui, c’est incontestable. Les poètes et les romanciers ont fait voler en éclats les tabous – religieux,
politiques, sexuels - qui pesaient sur ces sociétés. L’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim, qui a dédaigneusement refusé le plus grand prix littéraire décerné par l’Etat, dénonce dans ses livres
les nouvelles plaies de l’Egypte : la dictature, la corruption, l’obscurantisme, la soumission aux Etats-Unis. Il montre en même temps que c’est une situation anachronique
qui ne correspond pas à la conscience politique des Egyptiens. Alaa El Aswany, l’auteur de L’immeuble Yacoubian, dresse un tableau accablant de son pays sous le régime de
Moubarak. Ses chroniques dans la presse, suivant de près l’actualité politique et sociale, mettaient l’accent sur le ras-le-bol général. Ces deux auteurs sont aujourd’hui des figures
de la révolution égyptienne. Je pourrais dire la même chose de beaucoup d’autres écrivains égyptiens, mais aussi syriens, algériens, libanais, saoudiens... C’est une littérature libre qui
circule dans un champ culturel arabe unifié malgré la censure et les frontières.
Quels sont les dangers qui
guettent ces révolutions ?
Farouk Mardam-Bey. D’abord, évidemment, la contre-révolution. Même si, dans ces pays, des figures importantes de l’ancien
régime ont été écartées, ceux qui en tiraient profit ont toujours une assise sociale, des moyens financiers, des réseaux d’intérêts, des arguments démagogiques pour réagir. L’essentiel pour ces
révolutions – qui sont, je le rappelle, foncièrement démocratiques, non-violentes, et qui revendiquent tout simplement la liberté et la dignité - c’est de ne pas s’arrêter en chemin car
les perdants pourraient alors rebondir très violemment. Mais il y a aujourd’hui une vigilance, une maturité politique, surtout chez ces jeunes qui continuent de manifester et de
mobiliser la population autour de leurs revendications.
Faut-il intervenir en Libye ?
Farouk Mardam-Bey. Le bloc occidental pourrait être tenté d’intervenir. J’espère que ce ne sera pas sous la forme d’une
intervention militaire, qui serait dramatique, et risquerait de favoriser et Kadhafi et les djihadistes. La population libyenne le dit unanimement: elle ne veut pas
d’intervention militaire étrangère, elle veut faire tomber le tyran par ses propres moyens. Ce qu’elle demande, c’est de l’aide humanitaire, de la nourriture, des médicaments, une
mobilisation mondiale des organisations de défense des droits de l’homme … et que la presse internationale fasse honnêtement son travail.
Comment voyez-vous la suite de ces mouvements ?
Farouk Mardam-Bey. Nous vivons des jours extraordinaires. Cette lame de fond ne va pas s’arrêter, même si les soulèvements
populaires prennent déjà et prendront dans l’avenir des formes différentes. Chaque pays arabe a ses propres conditions, et la relation des peuples à leurs gouvernants n’est pas la même. Mais
partout, il y a les mêmes revendications de liberté et de justice sociale. Il n’est d’ailleurs pas impossible que l’on assiste à des mouvements de jeunes plus ou moins
identiques au-delà du monde arabe. Celui-ci est en train de sortir de cette « malédiction » historique, l’alternative despotisme/islamisme où on a voulu l’enfermer. C’est maintenant
aux Occidentaux de faire une révolution mentale dans leurs relations avec ces pays.
Entretien réalisé par Charlotte Bozonnet