Le sociologue Stanley Aronowitz dirige le Centre d’étude de la culture, de la technologie et du travail. Il reçoit
l’Humanité dans son bureau de l’université de la ville de New York.
Pourquoi deux ans seulement après la défaite subie par le parti de George W. Bush le risque d’un come-back
politique du parti républicain est-il si élevé ?
Stanley Aronowitz. Il y a une raison simple et une plus complexe. L’explication évidente c’est qu’une
bonne part de la population a cru que les démocrates et l’administration Obama allaient pouvoir solutionner les problèmes que Bush n’avait pas réussi à résoudre ou qu’il avait créés. Il y avait
deux questions clés auxquelles les citoyens étaient très sensibles: la montée du chômage et l’instauration d’une couverture santé, très couteuse pour la majorité et inaccessible aux 50 millions
les plus démunis. Sur les deux dossiers les gens n’ont observé aucune véritable amélioration. Au contraire, le chômage reste très élevé, voire continue d’augmenter et l’accès à la couverture
santé n’est planifié que pour plus tard, en 2014. Et avec tellement de concessions aux assureurs privés que sa réalisation concrète apparaît fragile et aléatoire. Les républicains s’appuient
sur la colère populaire pour la détourner évidemment de ce qui en constitue les véritables causes. Et ils y arrivent partiellement car dans le système bipartisan des États-Unis on se tourne
traditionnellement vers le parti dans l’opposition quand le parti au pouvoir déçoit. Le discrédit de la période Bush, encore présent dans les mémoires, constitue effectivement un écueil. Pour
le surmonter et capter coûte que coûte le vote de protestation, les candidats républicains n’hésitent pas à se livrer à des surenchères populistes, misant notamment dans leurs spots
publicitaires politiques sur les préjugés, les émotions les plus brutes.
Mais ce climat délétère exprime sans doute quelque chose de plus profond ?
Stanley Aronowitz. Oui, le problème sous-jacent à tout cela c’est que les citoyens ont découvert, à la
faveur de la gestion de la crise, que leurs pouvoirs sont réduits, qu’ils en sont même toujours plus dépossédés par l’oligarchie, par Wall Street. Cela a été exacerbé par le renflouement du
système financier, des grandes banques et des grosses compagnies d’assurances. Les gens se sont sentis floués. Tout s’est passé au-dessus de leur tête sans qu’ils aient leur mot à dire. Ils ont
le sentiment, sans pouvoir lui donner de traduction plus précise, qu’ils n’ont pas le système démocratique et politique dont ils auraient besoin. Ils ne peuvent pas l’exprimer puisque tous les
partis sont dans le moule… Sauf à suivre ceux qui sortent délibérément du discours convenu pour jouer sur la fibre émotionnelle et leur livrer en pâture le « trop d’État », l’establishment de
Washington ou des boucs émissaires plus classiques comme les migrants. L’autre conséquence de ce drôle de climat c’est le risque d’une abstention record. Et le phénomène pourrait là encore
pénaliser lourdement le parti de Barack Obama. Ceux qui gravitent autour du mouvement syndical, des associations féministes ou de défense de l’environnement, et sont d’habitude le plus
facilement mobilisables pour le vote démocrate, risquent en effet de ne pas se déplacer. Car ils sont, pour beaucoup, frustrés de l’absence de changement ou même inquiets de la poursuite des
logiques antérieures.
Quelle est la dimension du malaise qui traverse aujourd’hui la société ?
Stanley Aronowitz. Les gens considèrent que le système économique a explosé en vol. Et ils pensent que le
système politique est incapable de trouver une issue, qu’il n’y a personne pour les défendre, pour les protéger du désastre. Vous savez que nous avons trois millions de familles confrontées à
la saisie de leur logement. Nous avons un niveau de chômage réel qui se situe au-dessus de 17% de la population active. Et il n’y a pas de véritable volonté politique de prendre ces questions
ultra sensibles à bras-le-corps, hormis quelques exceptions qui confirment la règle. Comme ces actions d’Elisabeth Warren, qui travaillent dans l’administration Obama sur la question de la
protection des consommateurs. L’État lui-même est en question. D’où la montée de la réceptivité à l’égard de la démagogie anti-État ou de l’État maigre des républicains ou du Tea Party.
Ce terrible malaise peut-il devenir politiquement dangereux ?
Stanley Aronowitz. Je pense qu’il y a d’ores et déjà une poussée droitière. L’émergence du Tea Party est
significative. Non que les gens qui se tournent vers lui soient des fascistes. Beaucoup de ses adhérents sont tout simplement paumés, en colère, submergés par la souffrance d’avoir perdu leur
maison ou leur emploi, et parfois les deux. Certains sont loin d’être des racistes ou des néoconservateurs dans l’âme. Quelques-uns ont même voté, il y a deux ans, pour Obama avec l’espoir du
changement et ils trouvent là simplement un moyen de protester, de hurler leur frustration et leur mal-être. Fort heureusement il manque, pour l’instant, une figure charismatique pour entraîner
avec elle un mouvement d’extrême droite plus significatif. Mais attention car le potentiel est là.
New-York, envoyé spécial.
Entretien réalisé par Bruno Odent