L’État français déclaré coupable d’inaction climatique : une décision historique
L'Humanité .Mercredi 3 Février 2021
- Après deux ans d’instruction dans le cadre de l’Affaire du siècle, le tribunal administratif de Paris a déclaré l’État coupable de ne pas avoir mis en œuvre les mesures lui permettant de tenir ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique.
- Un jugement inédit qui, au-delà de sa portée symbolique, pourrait ouvrir la voie à de nouveaux recours juridiques pour les victimes du changement climatique.
- L’État est également reconnu responsable de "préjudice écologique".
Cela a beau ne pas être complètement une surprise, ce n’en est pas moins un saisissement. Dans le cadre de l’Affaire du siècle, le tribunal administratif de Paris a déclaré l’État coupable de carence fautive en matière de lutte contre le réchauffement climatique.
Après deux ans d’instruction, les juges ont abouti à la conclusion que la France n’avait pas mis en œuvre les politiques sectorielles suffisantes pour tenir les engagements qu’elle a pris en termes de réduction des gaz à effet de serre. Cette inertie est désormais déclarée comme illégale. Inédite en France, la décision marque un tournant historique quant à la considération juridique de l’urgence climatique.
Un combat mené par quatre ONG
Faire reconnaître la responsabilité singulière de l’État dans la crise climatique : c’était là l’enjeu principal porté par les quatre ONG qui, en décembre 2018, avaient engagé la procédure de l’Affaire du siècle. Oxfam, Notre affaire à tous, la fondation Nicolas Hulot et Greenpeace partaient d’un constat : après s’être engagée dans le cadre de l’Accord de Paris à lutter contre le réchauffement et avoir adopté, à travers plusieurs lois, des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), la France ne les avait jamais respectés.
Retrouvez ici tous nos articles sur l'Affaire du siècle.
Les quatre organisations demandaient au tribunal de reconnaître ce non-respect comme une faute engageant sa responsabilité. Le 14 janvier, lors de l’audience, la rapporteure publique était allée dans leur sens, estimant que l’État « n’a pas pris les mesures contraignantes » lui permettant de « respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre (-40 % d’ici 2030, NDLR) qu’il a lui-même établie comme étant de nature à remplir tant ses objectifs nationaux que ses engagements internationaux ”, avait estimé la magistrate. Comme c’est souvent le cas, le tribunal administratif de Paris a suivi son avis.
Une différenciation essentielle
« Une reconnaissance de la faute de l’État n’est pas uniquement symbolique », relève Cécilia Rinaudo, juriste et porte-parole de Notre affaire à tous. « Le tribunal établit pour la première fois un lien de causalité directe entre l’inaction de la France et l’impact du changement climatique sur nos sociétés et les écosystèmes », poursuit l’experte. « Il reconnaît ainsi une différence entre les responsabilités individuelles et celle de l’État. » Inédite, cette différenciation est aussi essentielle en droit, poursuit la juriste. « Elle peut permettre à des victimes du changement climatique d’ouvrir de nouveaux contentieux vis-à-vis de l’État, quand elles estiment que le réchauffement leur fait perdre des revenus, par exemple, ou nuit à leur droit de vivre dans un environnement serein. »
Cela peut effectivement créer un électrochoc juridique, abonde Laurent Fonbaustier, juriste spécialisé dans le droit de l’environnement. À condition toutefois que la justice puisse s’appuyer sur le bon rapport de force politique. « Cette décision s’appuie sur le non-respect de normes que l’État s’est lui-même fixées », relève le spécialiste. « Plus on aura de lois programmatiques et plus les engagements en matière de climat seront objectivables, plus cette jurisprudence aura d’effet boule de neige et permettra d’aller de l’avant », note-t-il. Encore faut-il que tous ces objectifs soient adoptés par le parlement.
Le préjudice écologique reconnu, sa réparation exigée
Dans leur recours, les organisations demandaient également la reconnaissance et la réparation du préjudice écologique induit par le réchauffement. Là encore, le tribunal administratif est allé dans leur sens… ce qui était loin d’être acquis. Vastes, les impacts des bouleversements climatiques sont aussi diffus dans le temps que dans l’espace. Le contour de leur réparation est d’autant plus difficile à définir que le droit français prévoit qu’elle se fasse en priorité en nature, c’est-à-dire en réparant le dommage physiquement. « Vis-à-vis des changements climatiques, la question de la réparation du préjudice écologique “résultant de l’atteinte à l’environnement, aggravée par les surplus d’émissions de gaz à effet de serre” est pour le moins complexe, reconnaissaient les acteurs de notre affaire à tous. « Elle divisait les juristes, et beaucoup d’avocats estimaient que ce n’était pas jouable », précise Cécilia Rinaudo. Les ONG ont toutefois tenté le coup… et ont semble-t-il bien fait.
L’incapacité de l’Etat à tenir ses objectifs conduit à le considérer comme responsable d’un préjudice écologique, estime le tribunal. Il devra à ce titre d’abord réparer celui-ci en nature. Si le préjudice dure toujours, le juge pourra l’enjoindre de respecter ses engagements afin de le faire cesser. Le juge donne deux mois aux ministres pour apporter la preuve de leur action.
Forcer l’État à agir : on y est presque
C’était là l’autre point fort de l’Affaire du siècle : obtenir de la justice qu’elle contraigne l’État à agir. C’était également l’un des plus délicats. « L’action climatique passe par la mise en œuvre d’une diversité de politiques sectorielles », rappelle Laurent Faubaustier. Les transports, l’agriculture ou encore l’habitat sont en cause, sans compter tous les secteurs de la production énergétique. En bref, imposer à l’Etat d’apporter des preuves de son action est une chose. Lui imposer les actions à prendre en est une autre. « De la part du juge, cela équivaudrait à se substituer au parlement et au gouvernement », poursuit le spécialiste du droit environnemental. Or, sur les politiques fondamentales, seul le conseil d’État est susceptible de le faire, en censurant, par exemple, telle loi de financement favorable aux énergies fossiles.
En novembre 2020, ce dernier, justement, a commencé à montrer les dents. En conclusion d’une saisie opérée par Damien Carême, ancien maire EELV de Grande-Synthe, il avait laissé à l’État trois mois pour apporter les preuves que ses politiques climatiques lui permettront de tenir ses engagements à moyens termes. Faute d’arguments convaincants, une adjonction pourrait lui être faite afin de le contraindre à prendre de nouvelles mesures.
En laissant deux mois aux ministres pour apporter la preuve qu’ils peuvent mettre fin au préjudice écologique induit par le réchauffement, le tribunal administratif a pris le même chemin. Rendez-vous le 3 avril, donc, pour connaitre les mesures que compte engager le gouvernement.