ORWEL ?
Alice Kaplan, historienne et écrivaine : « On est dans une ambiance proche de 1984 »
De passage en France pour effectuer des recherches sur son prochain livre, l’historienne, écrivaine et professeure à Yale Alice Kaplan s’inquiète des attaques menées par Donald Trump contre les universités américaines et le langage. Elle revient sur son parcours et ses travaux sur la période de l’Occupation en France et sur l’Algérie.
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L’écrivaine, universitaire et historienne américaine Alice Kaplan à son bureau à Paris le 21 mars 2025.
© Lynn S.K.
Publié le 25 avril 2025
Sophie Joubert l’Humanité Extraits
En tant que citoyenne américaine, universitaire, comment vivez-vous les attaques menées par Donald Trump ?
C’est un bouleversement inédit. Le mot qui me vient à l’esprit est celui de Blitzkrieg, la guerre éclair. On sait qu’il faut réagir et protester, mais on est déstabilisé par le nombre d’attaques, de gestes de vengeance de la part de cette administration. Des milliers de fonctionnaires dans le service public, des chercheurs en médecine, ceux qui travaillent dans l’aide humanitaire ont vu leurs postes ou leurs financements éliminés du jour au lendemain.
En sciences humaines, des subventions pour des projets concernant le changement climatique ou le genre ont été annulées. Les agences fédérales ont publié une liste de mots à ne plus utiliser : du golfe du Mexique (devenu golfe de l’Amérique) jusqu’à antiracisme, inégalité, équitable. Des mots, mais aussi une vision critique de la société, des outils d’analyse.
Dès qu’on commence à policer le langage, on est dans une ambiance proche de « 1984 », le roman de George Orwell. Tout ce qui s’est passé depuis décembre a dépassé de loin nos pires craintes. Nous entrons dans une ère de néo-maccarthysme.
Comment se manifeste la résistance dans le milieu intellectuel et universitaire ?
Le 5 avril a eu lieu dans tout le pays un grand mouvement, « Hands off » – ce qui veut dire, en anglais, « ne touche pas » : ne touche pas à nos métiers, à nos laboratoires, à notre sécurité, à notre culture ; ne touche pas à mes voisins, à nos enfants, aux immigrés du monde entier. Une très belle lettre a circulé, signée par plusieurs milliers de professeurs juifs, disant : « Nous ne voulons pas être instrumentalisés par le gouvernement de Trump, qui punit la recherche dans les universités sous prétexte d’antisémitisme sur les campus. »
Bien sûr que l’antisémitisme existe sur les campus, mais si on prive l’université de ressources, comme Trump entend le faire, on crée une situation où « c’est la faute aux juifs » : il ne fait que cultiver l’antisémitisme. À Yale, où j’enseigne, une coalition de professeurs et d’administrateurs membres de deux groupes de travail, sur l’antisémitisme et sur l’islamophobie, se réunit pour mieux s’entendre. Le dialogue reste ouvert.
Comment appréhendez-vous les débats récents qui font suite aux déclarations de Jean-Michel Aphatie, qui a comparé les massacres perpétrés par les Français en Algérie à Oradour-sur-Glane ?
Évidemment, il est important que la France se penche sur la colonisation, tout comme les Américains doivent se pencher sur le massacre des peuples indigènes et sur l’esclavage. Ce qui est intéressant, c’est de voir ce que peut produire une analogie, à la différence d’un simple constat.
Ce que dit Jean-Michel Aphatie, Aimé Césaire l’avait déjà dit dans son « Discours sur le colonialisme » en 1950, il y a soixante-quinze ans, à savoir qu’il existe bien une parenté entre les crimes d’un Hitler et les crimes de la colonisation : « ce que (l’Européen) ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le « crime » en soi, « le crime contre l’homme »… (c’est) d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les Nègres d’Afrique. »
La comparaison avec Oradour-sur-Glane est insuffisante, car le massacre a été perpétré en un jour, au moment où la Waffen-SS battait en retraite. Alors que les massacres en Algérie ont lieu sur une période beaucoup plus longue, depuis les horreurs de la conquête de 1830 jusqu’aux armes chimiques de 1960. Oradour-sur-Glane, c’est aussi le village martyr conservé en ruines : je comprends que M. Aphatie ait cherché une métaphore de l’indélébile.