Republique
De la dissolution aux suites de la nomination à Matignon : la longue apnée de la démocratie française
Depuis le mois de juin, la démocratie ne s’est pas noyée mais elle a sévèrement bu la tasse. La faute à un Emmanuel Macron qui, comme jamais dans l’histoire de la Ve République, refuse de reconnaître le choix des urnes et fait tout pour conserver le pouvoir.
L'Humanité Publié le 5 septembre 2024
Emmanuel Macron sur le plateau de France 2, le 23 juillet 2024.
© Ludovic MARIN / AFP
Il n’y a pas meilleure saison que l’été pour enfoncer sous l’eau la tête de la démocratie. Notre société est ainsi faite : après une année de rude labeur, les citoyens qui ont les moyens de partir en vacances aspirent à s’évader, se reposer, se dépayser. La période estivale était déjà connue pour les coups bas et les décrets que les gouvernements signent en catimini.
Mais cet été, Emmanuel Macron est allé beaucoup plus loin. Comment peut-il seulement encore prétendre gouverner en ce mois de septembre alors qu’il a perdu les législatives du 7 juillet, remportées par le Nouveau Front populaire (NFP) ? La crise démocratique est telle que ce scandale absolu prend des airs de normalité. Il faut dire que le crime est presque parfait, malgré quelques couacs du côté de l’Élysée.
D’abord, Emmanuel Macron a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale au soir même d’un score historique obtenu par l’extrême droite lors des élections européennes du 9 juin. Un choix dangereux et un cadeau pour l’extrême droite qu’il est censé combattre. Un choix aussi inattendu que solitaire. Le président, avant de dissoudre, est tenu de consulter le premier ministre et les présidents des deux chambres.
Ils raconteront eux-mêmes avoir été « informés » mais pas « consultés ». Par ce geste fou, incompris jusque dans sa majorité d’alors, le pari du président était le suivant : « Si vous voulez sauver la démocratie, votez pour moi. »
La stratégie de l’autruche
Le président espérait effrayer le pays avec un Rassemblement national en pleine dynamique et prendre la gauche de vitesse en jouant sur sa division. Manque de pot (pour lui), face au danger de l’extrême droite, le NFP est né et a déjoué tous les pronostics, obtenant le plus important contingent de députés au Palais Bourbon.
La logique institutionnelle aurait alors été de nommer la gauche à Matignon. Mais l’hôte de l’Élysée, totalement hors de contrôle, s’est une fois de plus servi des institutions non pas pour protéger la démocratie, mais pour conserver son pouvoir personnel.
Ce qui tient du mini-coup d’État démarre le soir même du résultat des législatives. D’abord, Emmanuel Macron choisit la stratégie de l’autruche. Il ne dit rien, ne se livre à aucune déclaration concernant une élection qu’il vient de perdre. Il se cache. Et puis, le 10 juillet, plutôt que de choisir une de ces allocutions télévisées qu’il prise pourtant, le chef de l’État envoie une « lettre » aux Français publiée dans la presse quotidienne régionale, comme si l’événement ne nécessitait rien de plus qu’un petit mot.
Dans son courrier, le président franchit l’étape deux de sa stratégie : nier le résultat des urnes. « Personne ne l’a emporté », ose-t-il écrire. Certes, le NFP n’a pas obtenu de majorité absolue, mais il est indiscutablement arrivé en tête avec 193 députés quand l’ancienne majorité n’en obtient que 166. En 2022, alors qu’il bénéficiait d’une majorité relative, Emmanuel Macron avait nommé Élisabeth Borne à Matignon. Pourquoi ce qui valait alors ne vaudrait-il plus ?
Estimant qu’aucune force politique « n’obtient seule une majorité suffisante » pour diriger le pays, le président appelle à « bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle », et s’approprie peu à peu cette mission. C’était pourtant à la gauche, depuis Matignon, de constituer un gouvernement.
Mais Emmanuel Macron profite alors des difficultés du NFP à s’entendre sur un nom pour avancer ses pions. Le 8 juillet, il avait déjà refusé la démission de son premier ministre Gabriel Attal au motif qu’il lui faudrait « assurer la stabilité du pays ». Un argument qui reviendra ensuite comme une litanie.
Quelques jours plus tard, le 16 juillet, le président accepte finalement cette démission… tout en maintenant ses ministres démissionnaires en poste au sein d’un gouvernement intérimaire. La manœuvre permet à dix-sept ministres de devenir députés, tout en restant ministres. La confusion des genres est totale dans le cadre de la Ve République.
Et ces 17 députés-ministres vont d’ailleurs voter, le 18 juillet, lors de l’élection de la présidence de l’Assemblée nationale ! Grâce à cette manœuvre, la macroniste Yaël Braun-Pivet est réélue avec 220 voix, contre 207 pour André Chassaigne, le candidat communiste désigné par le NFP, soit seulement… 13 voix.
Un gouvernement démissionnaire impossible à déloger
Mais cette entourloupe ne visait pas qu’à empêcher la gauche d’accéder au perchoir. Emmanuel Macron, passé maître dans l’art d’explorer à son seul profit les zones d’ombre de la Constitution, vient de trouver un trou béant : non seulement un gouvernement démissionnaire n’a pas de durée maximale légale, et peut donc être maintenu des années, mais il est en plus impossible pour les députés de voter une motion de censure visant à le faire tomber !
Peut-on trouver plus antidémocratique, dans le seul but de garder la main ? Comment les Français, certes divisés en plusieurs blocs politiques, pourraient-ils accepter pareille forfaiture et irrespect du résultat des urnes ?
Le président a une réponse toute trouvée : celle de la « stabilité ». Le 23 juillet, Emmanuel Macron retrouve le chemin des plateaux télévisés et annonce sur France 2 qu’il ne nommera aucun nouveau premier ministre d’ici à la fin des Jeux Olympiques de Paris, qui se sont déroulés du 26 juillet au 11 août. Les organisations du NFP ont pourtant annoncé peu avant s’être mises d’accord sur le nom de Lucie Castets pour Matignon. Le président fait la sourde oreille.
Les macronistes répètent tous en chœur qu’il serait irresponsable de changer de gouvernement et de ministre de l’Intérieur alors que la France accueille le monde et doit assurer la sécurité de l’événement. L’argument n’est pas dénué de sens, mais alors, pourquoi Emmanuel Macron n’a-t-il pas convoqué des élections législatives en septembre, une fois les épreuves terminées ? Ce qui aurait de plus permis une campagne démocratique sereine, alors que celle de juin et juillet s’est déroulée dans l’urgence…
Macron exclut la nomination de Lucie Castets
La France, qui avait déjà glissé dans la torpeur de l’été, va alors se passionner pour les Jeux Olympiques de Paris et vivre au rythme des exploits sportifs des athlètes internationaux et des médailles décrochées par les tricolores. Quelle belle fête ! Et quel dommage que, pendant ce temps, Emmanuel Macron en ait profité pour creuser toujours plus un fossé entre le vote des Français et leur représentant à Matignon.
Durant toute cette période, Lucie Castets, choisie pour être nommée à Matignon par le NFP, n’a pas ménagé ses efforts, se rendant partout dans le pays pour défendre les réformes qu’elle entend mener, pour rappeler que c’est à elle de constituer un gouvernement, et souligner qu’elle est prête à dialoguer texte par texte avec les députés qui ne siègent pas à gauche, consciente qu’elle ne dispose pas de majorité absolue.
Le 11 août, les JO se terminent. Mais Emmanuel Macron prend tout son temps et utilise une fois de plus les failles de la Constitution concernant la nomination d’un premier ministre pour ne rien faire, aucun délai ne le contraignant à agir. Sa pratique des institutions est telle que pour se prémunir contre de si machiavéliques personnages, les constitutions de demain devront peut-être envisager le moindre cas de figure, quitte à être encore plus longues et fastidieuses à lire que la garantie d’une machine à laver…
Sentant que la rentrée politique et sociale de septembre approche, le président, toujours enfermé dans son déni démocratique, reprend finalement l’initiative en convoquant une litanie de personnages à l’Élysée. Le 26 août, après avoir reçu les dirigeants du NFP, il annonce qu’il exclut la nomination de Lucie Castets, « au nom de la stabilité institutionnelle », estimant que la gauche se ferait censurer par l’Assemblée nationale.
Le non-respect de la démocratie
En résumé, le président qui nie le vote des Français lors des législatives sait déjà comment voteront les députés demain. Il sort de plus totalement de son rôle : si c’est à lui de nommer Lucie Castets à Matignon, il ne peut en aucun cas présumer des choix du Parlement pour empêcher la gauche de gouverner.
C’est à l’Assemblée, souveraine, et à elle seule, de se prononcer devant les projets de réformes du NFP. Pourquoi Emmanuel Macron s’y refuse-t-il ? Qu’a-t-il à craindre s’il est persuadé de l’échec du NFP ? La réalité, c’est que le président a peur que la gauche ne réussisse.
Ce qu’il a voulu empêcher, c’est que Lucie Castets et le NFP bénéficient tout au long de l’été du pouvoir politique et médiatique lié à la formation d’un gouvernement, ce qui leur aurait permis de promouvoir des réformes fondamentales en y associant les citoyens, en plus de les négocier au Parlement. Inimaginable pour Emmanuel Macron et ses soutiens patronaux.
Le chef de l’État a d’ailleurs fini par le reconnaître, fin août. « Si je la nomme, elle ou un représentant du NFP, ils abrogeront la réforme des retraites, ils augmenteront le Smic à 1 600 euros, les marchés financiers paniqueront et la France plongera », confie-t-il à un proche. Mais si le président dit craindre une crise économique liée à l’action de la gauche, c’est qu’il avoue donc qu’elle est en situation de gouverner !
Au final, Emmanuel Macron n’aura pas respecté les institutions et la démocratie parce qu’à ses yeux la gauche n’a pas gagné, alors que si ; parce qu’il y avait les JO, alors qu’ils sont terminés ; et enfin parce que le NFP serait tout à la fois incapable de gouverner mais capable de mener à bien des réformes… Allez comprendre. Reste que le comportement du président, gravissime et inédit dans toute l’histoire de la Ve République, constitue donc un double déni démocratique.
Non seulement le président refuse de reconnaître le résultat des élections et de nommer la force qui y est arrivée en tête, mais il le fait en plus en assumant une discrimination politique, au motif que le programme du NFP ne lui convient pas.
Il s’était pourtant engagé, pendant la campagne des législatives, à nommer Jordan Bardella à Matignon en cas de majorité relative obtenue par le RN. Sauf que c’est la gauche qui l’a emporté. Lucie Castets n’étant toujours pas nommée, Emmanuel Macron la considérerait-il plus dangereuse que l’extrême droite ?
Du front républicain à l’alliance avec le RN
Au lieu d’avoir un gouvernement de gauche tempéré par le bloc centriste, Emmanuel Macron rêve de se maintenir au pouvoir avec un bloc de droite tenu par son extrême. Car quel gouvernement peut-il espérer monter si ce n’est une équipe qui ne tiendrait que parce que le RN se refuse à la censurer ? S’il barre l’accès de la gauche au pouvoir, c’est qu’il préfère obtenir un accord tacite avec Marine Le Pen.
De ce point de vue, au cours de l’été, la France est passée d’un vote de barrage de la gauche et du centre contre le RN, à des tractations parlementaires entre Emmanuel Macron et l’extrême droite contre la gauche… « S’il n’a pas l’appui du RN (fût-ce par abstention), aucun gouvernement ne tiendra face à une motion de censure de la gauche », note d’ailleurs Jean-Luc Mélenchon, pour qui « la crise ne fait donc que commencer ».
Et la nomination de Michel Barnier, l’ex-commissaire européenn issu d’un parti, Les Républicains, qui a perdu les élections législatives, n’est que la consécration de cette stratégie.
« Michel Barnier semble répondre au moins au premier critère que nous avions réclamé, c’est-à-dire, quelqu’un qui soit respectueux des différentes forces politiques et capable de pouvoir s’adresser au Rassemblement national, qui est le premier groupe de l’Assemblée nationale », s’est réjouie Marine Le Pen dans la foulée de la décision présidentielle, jeudi 5 septembre, quand le président de son parti Jordan Bardella a promis de « juger sur pièces ». Excluant de fait une « censure automatique » du gouvernement Barnier.
Le NFP, bien sûr, n’a pas dit son dernier mot. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, fustige un « vol du vote » et prépare la rentrée sociale. Insoumis et communistes appellent à manifester massivement le 7 septembre et le 1er octobre. Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, interpelle Emmanuel Macron afin qu’il « accepte le changement » et souligne qu’il appartient à toutes les forces politiques, syndicales, associatives et citoyennes de faire front pour ne pas voir la démocratie confisquée.
La bataille, alors que sonne la rentrée, est loin d’être terminée. Selon les sondages, 49 % des Français soutiennent d’une part le projet de destitution d’Emmanuel Macron, quand 51 % attendent la démission du chef de l’État d’après une autre étude. Le président, s’il se cache derrière des institutions qu’il maltraite, est en réalité en position de faiblesse.