Chiens et loups
Voilà que reviennent ces vers d’Aragon : « C’était un temps déraisonnable / On avait mis les morts à table / On faisait des châteaux de sable / On prenait les loups pour des chiens »… Alors que Marine Le Pen convoque à sa table les ombres de la Seconde Guerre mondiale pour dresser un incroyable parallèle entre l’occupant nazi et les musulmans de France, on feint de s’apercevoir qu’elle est bien la fille de son père et que le Front national n’est pas devenu domestique.
Quelle occasion de redoubler de zèle médiatique ! Sa sortie sur l’Occupation suivait ses prestations sur France Inter et sur France 3, où elle avait bénéficié de deux belles heures d’antenne. Cette même sortie lui vaut d’être invitée dans les prochains jours au Grand Jury RTL-le Monde, puis sur France 3, au nom du phénomène Marine Le Pen qui ferait peur à la droite, déstabiliserait la « classe politique ». Faisons litière au passage de cette détestable expression, « la classe politique », mettant sur le même plan aussi bien les serviteurs du système que ceux qui veulent le transformer, mais bref, rien là qui puisse gêner le Front national, au contraire, puisque c’est une de ses recettes. « L’ensemble de la classe politique a la trouille », affirmait ainsi la future dirigeante du FN voici quelques jours.
Mais c’est faux. En réalité, rien dans la politique du FN ne vient gêner la droite. Il est vrai que Marine Le Pen, en démagogue consommée qui sait que son commerce est rentable, pour reprendre les mots de Saint-Exupéry, « quand le principe d’identité abâtardit le principe d’égalité », sait jouer de multiples registres. Elle semble se placer du côté des faibles et des opprimés. Mais c’est pour détourner colères et révoltes contre les immigrés, les musulmans, l’autre d’où vient tout le mal. En quoi cela pourrait gêner une droite qui, au signal du président lui-même à Grenoble, a monté l’ignoble stigmatisation des Roms de l’été ? En quoi cela pourrait gêner une droite des charters et du débat scandaleux et falsifié sur l’identité nationale ? Cela ne la gêne tellement pas qu’à l’UMP, des voix et non des moindres, dont celle de Jean-François Copé, souhaitent relancer ce débat pour faire pièce, disent-elles, au FN. Comme si l’on prétendait éteindre un incendie en l’arrosant d’essence. Et on sait qu’il en est, à gauche, qui, de peur de se laisser distancer dans cette course honteuse, tendent à leur emboîter le pas.
Mais qui a quoi que ce soit à gagner, du côté de ceux dont elle ose se réclamer, dans cette lutte ouverte entre les peuples et les marchés financiers, entre les Français et ce gouvernement des riches, à une telle dérive, toujours plus à droite, du débat politique ? En quoi les débats autour du FN ou initiés par le FN pourraient-ils troubler les conseils d’administration du CAC 40 ? Au contraire, dans les périodes de crise, l’extrême droite est l’instrument privilégié qui stérilise les aspirations à de réels changements et pervertit la soif de justice et d’égalité.
Marine Le Pen est bien la fille de son père, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais elle n’en est pas restée pour autant à la Seconde Guerre mondiale. Elle est en plein dans la guerre économique et idéologique d’aujourd’hui, telle qu’elle se mène dans une Europe en crise profonde où les peuples sont en quête de solutions. Comme toutes les droites extrêmes en Europe, le FN ne fait pas que prospérer sur la crise et les désarrois qu’elle engendre, il est un appui précieux de l’ordre capitaliste.